Editorial de : Jean Etèvenaux
Lire peut sérieusement endommager votre ignorance
Selon Eurostat, l’organisme de l’Union européenne chargé de l’information statistique, les Français consacrent seulement deux minutes par jour à la lecture de livres. Cette indigence doit malheureusement être rapprochée des dix bonnes minutes que leur accordent les Estoniens, les Finnois et les Polonais, voire les plus de sept minutes des Allemands et des Britanniques. Cette queue de peloton ne doit pas être considérée à la légère.
Elle rejoint en effet ce que toutes les études internationales disent depuis des années à propos du niveau scolaire, qui ne cesse de baisser en France. Le problème doit donc être pris dans sa globalité, puisqu’il concerne toutes les générations. Il ne s’agit pas essentiellement de niveau social ou de moyens financiers, mais d’environnement culturel.
À ce sujet, on peut évidemment gloser sur le système abêtissant promu par nombre de télévisions, de radios et même de journaux, une partie d’entre eux n’ayant pas compris que, s’ils promouvaient davantage les livres, ils encourageraient aussi leur propre lecture et, donc, leur diffusion. Il n’est pas non plus possible d’ignorer que nous disposons, contrairement à d’autres pays, d’un imposant ministère de la Culture, appuyé par des directions régionales et des subventions sur la pertinence desquelles le contribuable s’interroge parfois.
Alors, plutôt que de marquer une hostilité idéologique à l’égard de certains écrivains et penseurs et de donner l’impression qu’elle traque les opinions non conformistes, notre République ne devrait-elle pas encourager directement la lecture sous toutes ses formes ? Si on n’apprend plus à nos concitoyens, jeunes ou pas, à lire, à comprendre et à réfléchir, on fait le lit de tous les totalitarismes et de toutes les bêtises, fake news ou entreprises de soumissions comprises. N’oublions pas Victor Hugo : « La liberté commence où l’ignorance finit ». D’où le slogan figurant en couverture de ce numéro : « Lire peut sérieusement endommager votre ignorance ».
Un balcon en forêt, de Julien Gracq
60 ans pour une œuvre à la beauté inaltérable
Un balcon suspendu au dessus du temps. Un chant lyrique qui, au-delà de la forêt des Ardennes, percute nos âmes endormies.
Le récit commence en 1939, lors de la prise de commandement par l’aspirant Grange, pendant la « drôle de guerre », de la maison forte des Falizes située dans la forêt ardennaise. Il se finit le 13 mai 1940, après l’attaque allemande.
Ce balcon semble représenter le passage entre le réel d’une Histoire de plus en plus menaçante et le retranchement progressif et concomitant de Grange sur un monde poétique intérieur. Il y a une progression parallèle sans point de rencontre possible autre que la mort du narrateur entre le monde extérieur fait d’angoisses — la guerre — et la plénitude d’un monde intérieur que permet la contemplation et la pénétration de la nature — nature forêt et nature femme. Plus le déploiement des deux armées qui se font face se rapproche, plus l’enveloppante forêt et sa rencontre avec Mona procurent au narrateur des perceptions d’une volupté inouïe. Le style d’une richesse fabuleuse, déployé avec une savante évidence, nous embarque, nous tient, nous fascine, sans jamais nous perdre. Phrase à phrase nous progressons dans les fastes de sensations présentes. Cette exploration du territoire que domine le balcon est aléatoire et systématique, elle met tousvos sens en émoi : le regard d’abord puisqu’il s’agit d’un point d’observation, l’ouïe est perpétuellement aux aguets, mais aussi le toucher avec Mona et le froid pénétrant au cœur de l’hiver. Chaque élément devient une source jaillissante d’émotions. Gracq nous fait voir, entendre, sentir et ressentir. Par lui nous découvrons le monde, c’est un artiste essentiel à notre accomplissement.
« La neige prêtait à cette forêt basse et rustaude de l’Ardenne un charme que n’ont pas les futaies de montagne, ni les sapinières des Vosges sous leur chandelle de glace. Sur les ramilles courtes et roides de ses taillis, où le vent n’avait pas de prise, les chenilles blanches s’accrochaient pendant des semaines sans s’écrouler, soudées à l’écorce par de minces berlingots de glace qui étaient les gouttes du dégel reprises toutes vives par le froid des nuits longues… Un ciel d’un bleu violent éclatait sur le paysage de fête » (p. 97).
Une œuvre « où se croisent avant de se quitter pour ne plus se revoir, dans un climat de légèreté et de détachement irréel, des êtres qui sont en partance et autour desquels l’avenir fait comme une palpitation d’éventail » (p 89).
Odile Gasquet
Julien Gracq, Un balcon en forêt, Paris, Éditions José Corti, 1958, 254 pages
Lyonnaiseries : le jeu des gobilles
On y joue de diverses façons. Au « carré », avec des gobilles au coin et au milieu, qu’il s’agit de poquer. Toute gobille poquée est empochée, mais ne « bombez » pas, c’est-à-dire n’avancez pas la main en manière d’élan, quand du pouce vous lancez votre gobille : « ce n’est pas de jeu ».
Nous jouions aussi au « carré pointu ». À l’École polytechnique on disait « au triangle » : que voulez-vous ? nous autres gones, nous ne pouvions pas être aussi forts que cela en mathématiques.
Puis « au pot » ou « aux potets ». Il faut poquer la gobille de l’adversaire, toujours ; puis faire son pot, avant ou après. Le pot fait d’un seul coup gagner la partie. Mais avant que l’ennemi fût revenu de sa surprise, il fallait crier : « Sale tout ! qu’empoche tout ! », sans quoi le coup était nul.
La même formule magique de « sale tout » empêchait aussi les trois « arpans » qui, faits avec la main étendue, de l’extrémité de longue-dame (pour les savants, le médius), rapprochaient autant du but, comme au quinet les trois sauts. Cette formule n’est point composée de vains sons frappant l’air, et les petits gones romains l’employaient lorsqu’ils jouaient aux dés sur les marches de notre temple d’Auguste. C’est salvo tottum (pour totum). Quant à arpan, c’est le vieux français espan, du germanique spanna, mesure de la main étendue.
Extrait de : Les vieilleries Lyonnaise par Nizier du Puitspelu
A.L.
Le monde de mai 68 par les livres
Quoiqu’il soit toujours délicat de généraliser et, même, d’opérer des rapprochements, il semble intéressant, pour le cinquantième anniversaire de mai 1968, de rassembler un certain nombre de documents et d’analyses permettant d’en mieux comprendre la signification. Celle-ci n’apparaît d’ailleurs pas de la même manière pour tous, comme en témoigne le fort intéressant livre d’Anne-Sophie Beauvais, On s’était dit rendez-vous dans vingt ans (Paris, Plon, 2018, 272 pages) ; elle se trouve en effet être la fille d’une sociologue elle-même âgée de vingt ans en 1968 et qui avait un copain nommé Daniel Cohn-Bendit, mais on découvre que sa génération — celle d’Emmanuel Macron — ne se réclame guère des « évènements ».
En revanche, d’autres vivent encore dans sa nostalgie. Ainsi dans le monde des chrétiens de gauche : Guy Aurenche, Mgr Jacques Gaillot, Gui Lauraire, Marie-Noëlle Lienemann, Jacques Musset, Mgr Jacques Noyer, René Poujol, François Soulage et François Vaillant demeurent, comme s’ils y vivaient encore, dans ce Mai 68 raconté par des catholiques (préface de Denis Pelletier, postface de Maurice Bellet, Paris, Temps présent, 2017, 168 pages). Avec une pensée beaucoup plus structurée — qui a alors assuré leur force —, Jacqueline Heinen « … et 110 autres » font revivre ce que fut en Suisse 1968… Des années d’espoirs. Regards sur la Ligue marxiste révolutionnaire/Parti socialiste ouvrier (Lausanne, Éditions Antipodes, 2018, 328 pages), qu’on peut compléter par l’étude de Damir Skenderovic et Christina Späti sur Les années 68. Une rupture politique et culturelle (Lausanne, Éditions Antipodes, 2012, 192 pages).
En revenant en France et en passant de l’autre côté des barricades, on se laisse entraîner par la verve du contre-révolutionnaire patenté qu’a toujours été Bernard Lugan, qui décrit avec jubilation Mai 68 vu d’en face (Paris, Balland, 2018, 132 pages). Une étude générale comme celle dirigée par Stéphane Courtois sur ce qu’a été et ce qui reste du Communisme. La guerre des mémoires (Paris, Vendémiaire, 2015, 512 pages) permet d’ailleurs de restituer le temps long et de ne pas croire à la seule spontanéité du mouvement.
On ne verra guère de difficultés à répertorier quelques rejetons contemporains. Ainsi, Philippe Subra se lance dans la promotion des Zones à défendre. De Sivens à Notre-Dame-des-Landes (Paris, L’Aube, 2016, 128 pages). Eddy Fougier, lui, examine Les zadistes dans deux petits volumes de 44 pages chacun, Un nouvel anticapitalisme et La tentation de la violence (Paris, Fondation pour l’innovation politique, [2016]). De même, Gaël Brustier s’interroge sur #Nuitdebout. Que penser ? (Paris, Cerf, 2016, 112 pages). Plus généralement, Éric Denécé et Jamil Abou Assi (Jamil) décortiquent Écoterrorisme. Altermondialisme, écologie, animalisme. De la contestation à la violence (Paris, Tallandier, 2016, 368 pages).
Gregor Mathias rappelle une autre violence du passé dans La France ciblée. Terrorisme et contre-terrorisme pendant la guerre d’Algérie (Paris, Vendémiaire, 2017, 204 pages). On affleure ainsi l’obscurité de certains services, telle qu’étudiée sous la direction d’Hugues Moutouh et de Jérôme Poirot dans leur passionnant Dictionnaire du renseignement (Paris, Perrin, 2018, 848 pages).
Enfin, face aux idéologies développées autour de mai 68 se sont plus ou moins organisées des réponses de type cérébral et même spirituel. Philippe Raffe présente ainsi une approche très construite des rapports entre De Gaulle et la République (Paris, Odile Jacob, 2018, 384 pages). Jean-Philippe Vincent réfléchit sur ce qu’on pourrait appeler l’anti-mai 68 : Qu’est-ce que le conservatisme ? Histoire intellectuelle d’une idée politique (Paris, Les Belles-Lettres, 2016, 272 pages). Stéphane Blanchonnet résume le courant de pensée auquel se rattachait Bernard Lugan avec son Petit dictionnaire maurrassien (Lyon, Nouvelle Marge, 2017, 98 pages). De même, Charles Coutel et Éric Thiers mettent en valeur La pensée politique de Charles Péguy. Notre République (Toulouse, Privat, 2016, 264 pages) tandis que Jean-Noël Dumont plaide Pour une alternative catholique (Paris, Cerf, 2017, 224 pages) et que Tugdual Derville exalte Le temps de l’homme. Pour une révolution de l’écologie humaine (Paris, Plon, 2016, 320 pages). Remontant aux sources, c’est-à-dire aux Lumières, est proposée une étude sur Le progrès : un mythe en question (actes du colloque du 21 novembre 2015, Paris, Institut universitaire Saint-Pie X, 2018 [?], 116 pages).
Jean Étèvenaux
Des bd aux marges de l’Histoire
Il existe mille et une manières de traiter l’Histoire par la bande dessinée, de façon pédagogique, romancée, parodique, allusive ou fantasmagorique. Les titres présentés ici donnent un aperçu de ces possibilités, exposées néanmoins de manière chronologique, ne serait-ce que pour en faire découvrir les continuités, les coïncidences ou les convergences, en même temps qu’il reste nécessaire de bien situer chaque époque.
Xavier Dorison, Alex Alice et Timothée Montaigne présentent le cinquième tome du Troisième testament, Julius (Glénat). Dans la veine très répandue de la réécriture de la Bible chrétienne, avec son lot de mystères enfin dévoilés et de leurs conséquences au fil des siècles, ils permettent néanmoins de comprendre l’extraordinaire grouillement de cette Palestine confrontée aux sectes comme aux Romains.
Pour le Moyen Âge, grâce à Jean-Yves Delitte, Roger Seiter et Christian Gine, se trouve reconstituée, dans le cadre des Grandes batailles navales, la confrontation de Stamford Bridge (Glénat). En cette année 1066 qui verra finalement la victoire de Guillaume le Conquérant en l’Angleterre, on se passionne pour le jeu subtil qui se déroule à trois entre Saxons, Norvégiens et Normands — la population locale, un fonds celte plus ou moins romanisé, ne jouant guère de rôle en tant que telle.
L’époque compliquée et foisonnante des guerres de Religion est décrite, de façon originale et équilibrée, dans trois beaux albums. Le premier se présente davantage romancé : Oriane et l’ordre des morts (Bamboo), début du Cimetière des Innocents par Philippe Charlot et Xavier Fourquemin. Le deuxième, Les martyrs de Wassy (Glénat), constitue la troisième partie des Guerriers de Dieu par Philippe Richelle et Pierre Wachs. Enfin, Gilbert Bouchard fait revivre, avec le joli artifice graphique d’un démon omniprésent, Ce diable de Lesdiguières (Glénat).
L’Amérique des années 1860 montre deux visages complémentaires. Grâce à Jean-Yves Delitte dans la série déjà citée des Grandes batailles navales, on perçoit comment les innovations techniques, en l’occurrence les premiers cuirassiers, auraient pu changer le cours de la guerre de Sécession à Hampton Roads (Glénat) ; mais Nordistes et Sudistes ne purent que se neutraliser. Pour le onzième tome de Bouncer, François Boucq amène l’or de l’empereur Maximilien sur L’échine du dragon (Glénat) dans un déluge de péripéties et de morts.
Le XXe siècle continue à offrir bien des opportunités. Philippe Thirault et Sandro mettent en valeur le personnage d’Albert Ier de Monaco. Le prince explorateur (Glénat). Lancelot Hamelin et Luca Erbetta emmènent le lecteur Dans les eaux glacées du calcul égoïste, avec un premier tome, Le bal des matières (Glénat) qui fait intervenir avec brio, entre autres, Buñuel, Cocteau et Dali. Noël Simsolo et Paolo Martinello proposent le très réussi deuxième tome de Sacha Guitry le mal-aimé (Glénat). C’est de l’autre côté de l’océan, en Argentine, que Philippe Charlot et Winoc convient leurs lecteurs au Gran café Tortoni (Bamboo), dans le monde du tango. D’une manière tout autant exotique mais avec un traitement inattendu renvoyant à l’actualité de nos jours, Loulou Dedola et Lelio Bonaccorso font discerner ce que représente Atatürk, Le Père turc (Glénat). Enfin, est superbement restituée une réalisation d’Édouard Herriot oubliée des Lyonnais eux-mêmes, Cibeins une école une histoire (Le Poutan) : une pléiade d’auteurs rappellent la genèse et l’évolution de ce qui fut l’école d’agriculture de la ville de Lyon et qui est resté un lycée agricole.
Gihé