Editorial de : Jean Etèvenaux
Sous le signe d’Antonine Maillet
Avec Antonine
Le 23 mars, dans le cadre du Salon du livre de Nantua, Antonine Maillet a été interrogée par le président de la Sélyre en visioconférence depuis sa résidence
dans la province canadienne du Nouveau-Brunswick. Avec son élégante bonhomie, elle a répondu d’une façon pétillante aux questions.
Elle a ainsi expliqué comment elle se sentait plus acadienne que canadienne et même québécoise. Celle qui incarne depuis une cinquantaine d’années la
francophonie d’Amérique du Nord a évidemment évoqué le personnage de Pélagie-la-Charrette, qui l’a rendue célèbre, et l’épopée du Grand Dérangement,ce nettoyage ethnique qu’elle appelle plutôt « la déportation de 1755 ».
Développant beaucoup cette identité, elle a rappelé que le territoire de l’Acadie va bien au-delà des provinces canadiennes du Québec, de l’île du Prince-Édouard, du Nouveau-Brunswick, de la Nouvelle-Écosse et du Maine étasunien pour descendre jusqu’en Louisiane. On compterait d’ailleurs aujourd’hui un total de quelque 4 millions d’Acadiens en Amérique, certains étant même passés par la France ou les Antilles avant de redescendre jusqu’aux Malouines et en Uruguay.
Elle a aussi écrit un Panurge, ami de Pantagruel après avoir rédigé sa thèse sur Rabelais. Dans Mon testament (Montréal, Leméac, 2022, 112 pages), son dernier émouvant et amusant ouvrage, elle lui a rendu hommage en le désignant comme « cet écrivain français qui m’a le plus marquée ». La région lyonnaise ne peut qu’apprécier ce compliment qui montre les liens linguistiques,auxquelles elle tient tant, avec cette vieille France qu’elle continue à faire vivre.
Pour réfléchir sur notre époque
Face au tourbillon de la vie quotidienne et au déferlement continu d’informations diverses, il est bon de savoir s’arrêter pour s’interroger soi-même autant que questionner les autres, mais aussi prendre le recul nécessaire pour tenter de comprendre le passé comme le présent. Voilà comment peuvent nous aider des livres proposant des explications et suscitant la réflexion.
Chloé Morin a été prise d’inquiétude à propos de l’avenir de son fils dans une France devenue woke, d’où son cri d’alarme : Quand il aura vingt ans. À ceux qui éteignent les Lumières (Paris, Fayard, 2024, 320 pages). Mais Alain Policar nous assure que Le wokisme n’existe pas.
La fabrication d’un mythe (Bordeaux, Le Bord de L’eau, 2024, 184 pages), afin de contrer l’« offensive des conservateurs et de l’extrême droite ». C’est pour mieux lutter contre ce danger que les universitaires Philippe Corcuff et Philippe Marlière dénoncent Les Tontons flingueurs de la gauche. Lettres ouvertes à Hollande, Macron, Mélenchon, Roussel, Ruffin, Onfray (Paris, Textuel, 2024, 96 pages). En revanche, s’inspirant notamment d’Orwell et d’Onfray, Amaury Giraud
engage à Penser le conservatisme à gauche. Entre socialisme antimoderne, populisme démocratique et critique du progrès (Bordeaux, Le Bord de L’eau, 2024, 374
pages).
Entrons maintenant dans le domaine de la vie et de la mort. Une excellente recherche historique permet de redécouvrir Edmond Locard. Le fondateur de la police scientifique (Lyon, AFITT Éditions, 2024, 412 pages), autrement dit celui qui était constamment confronté au crime. Jonathan Denis ne se cache pas de militer pour « la dernière liberté », celle de Mourir dans la dignité (Paris, Le Cherche-Midi, 2024, 144 pages), ou, en termes plus simples, pour l’euthanasie et le suicide assisté. Avec Isabelle Le Bourgeois, c’est une tout autre approche, destinée à montrer comment, à travers divers exemples, on peut Vivre avec l’irréparé (Paris, Albin Michel, 2024, 240 pages). Le criminologue Alain Bauer, face au « marécage de troubles qui s’étend à perte de vue », entend rappeler qu’il faut à tout prix empêcher « le passage à l’acte criminel » : Tu ne tueras point (Paris, Fayard, 2024, 360 pages). Mais l’ordre judiciaire peut se trouver ébranlé, voire compromis,
comme le raconte François Saint-Pierre à travers Trois procès extraordinaires.
Récit. Deux magistrats et un ministre de la Justice en procès (Paris, LGDJ, 2024, 156 pages). Il convient aussi d’entendre les interrogations angoissées
d’un avocat comme Gilles-William Goldnadel lorsqu’il tient son Journal de guerre. C’est l’Occident qu’on assassine (Paris, Fayard, 2024, 306 pages).
La violence sous toutes ses formes n’a rien de nouveau. Sa complexité doit être prise en compte aussi dans l’examen du passé, avec toute la prudence
nécessaire et le détachement requis. On découvre ainsi de véritables noeuds de vipères dans le livre de l’historien britannique Patrick Marnham, Guerre dans les ténèbres. Résistance, désinformation et trahison dans la France occupée (Genève, Rosie & Wolfe, 2024, 464 pages), consacré en partie à l’arrestation de Jean Moulin.
Mais on y voit aussi le rôle du Parti communiste français, tout comme dans la passionnante étude de Cécile Vaissié sur Sartre et l’URSS. Le Joueur et
les survivants (Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2024, 416 pages), qui le montre, tout comme Simone de Beauvoir, fort peu résistant entre 1940 et
1944.
Pour rester dans le même univers, Sergueï Medvedev, à travers Une guerre made in Russia (Paris, Buchet-Chastel, 2024, 240 pages), retrace toute la continuité des objectifs et des méthodes de Lénine à Poutine. Quant à Nicolas Quénet, son Allo, Paris ? Ici Moscou. Plongée au coeur de la guerre de l’information (Paris, Denoël, 2024, 224 pages) expose de multiples exemples d’opérations d’influence russes en France. Allant au-delà de la continuité URSS-Russie, Christian Harbulot offre une série de contributions détaillant les divers aspects de La guerre économique au XXIe siècle (Paris, VA Éditions, 2024 [1re édition : 2023], 264 pages).
La proximité des JO de Paris a inspiré à Aymeric Mantoux un pamphlet à dire vrai peu argumenté sur Pierre de Coubertin. L’homme qui n’inventa pas les Jeux olympiques (Paris, Éditions du Faubourg, 2024, 208 pages). Plus roborative apparaît au contraire la lecture de l’ouvrage de Régis Dupont et Valérie de Swetschin consacré aux Championnes. 50 femmes qui ont marqué l’histoire du sport (Paris, Eyrolles, 2024, 128 pages).
Jean Étèvenaux
Au revoir, Simone et Charles
Nous avons accompagné une amie, Simone André, le 9 février, au lieu calme de sa dernière demeure sous un temps de deuil : un ciel effarouché et tempétueux qui n’était pas sans rappeler le caractère fougueux de cette grande dame disparue.
De la personnalité, elle en avait, et tout au long de sa vie publique elle a su s’en servir pour aller au-devant de ceux dont elle avait la charge tant dans
sa fonction d’adjointe aux maires de Lyon Louis Pradel et Francisque Collomb qu’au sein du conseil départemental (on disait alors général) du Rhône.
Aider les autres, c’était sa devise la plus chère, car elle aimait les gens, quels qu’ils fussent, était à l’écoute de tous ceux qui la sollicitaient et faisait en
sorte de régler les problèmes qui les assaillaient.
Infatigable, elle arpentait, sillonnait « son 3e arrondissement » avec ferveur, conviction et efficacité. Elle connaissait sur le bout du doigt les structures
économiques de son secteur, les associations sur lesquelles elle s’est quotidiennement appuyée, les personnages influents de tous bords avec lesquels elle
savait établir u n d i a l o g u e c o n s t r u c t i f , ayant, à chaque rencontre, un mot aimable, une parole réco n f o r t a n t e pour ses interlocuteurs.
Charles et Simone André avec Michel Loude et Jean Étèvenaux Cette femme de caractère avait été remarquée par Valéry Giscard d’Estaing pas encore président, et elle en était devenue le relai à Lyon. Repérée également par Louis Pradel avec lequel elle travailla en profondeur pendant deux mandats, continuant, dans le domaine social, l’oeuvre de Philomène Magnin, première femme élue en 1945 au suffrage universel dans l’équipe d’Édouard Herriot à la mairie de Lyon.
Le grand oeuvre de Simone André, c’est incontestablement l’organisation des associations nées de la loi de 1901. Ces dernières vivaient alors chacune de leur côté sans relation entre elles. Simone André allait fédérer ces assemblées de bénévoles si importantes en France. Elles sont en effet un ciment social de première qualité, tant d’un point de vue psychologique qu’économique. De ce fait, elle a créé un Annuaire des Associations et le 1er Forum des Association eut lieu à la Halle Tony Garnier en 1989, où 2 000 étaient présentes.
Dès lors, s’est constitué un événement annuel très prisé dans tous les villages et villes de France, offrant au public une étendue d’activités culturelles, sportives et autres au moment de la rentrée des classes. Son dernier chantier, en 2020, fut la concrétisation de l’Institut français du monde associatif, qu’elle présida jusqu’en 2021, convaincue qu’il s’agissait d’« une composante essentielle de la civilisation universelle ».
Simone et son mari Charles étaient impliqués aussi dans la vie culturelle lyonnaise. Amis de longue date d’André Mure, ils rejoignaient très souvent l’Académie du Merle blanc pour le traditionnel déjeuner du jeudi. Charles, lui-même auteur de plusieurs ouvrages, lisait à la fin des agapes un poème de sa composition pour le plus grand plaisir de l’auditoire.
Au revoir, Simone et Charles. Merci pour votre amitié, votre élégance, votre gentillesse. « Rien d’autre à faire que de vivre dans la lumière de votre souvenir… »
Michel Loude
Des bd dans l’air du temps
Il est normal que, comme toute forme artistique, la bande dessinée exprime son époque. Cela se produit parfois avec quelque retard, non seulement parce que sa réalisation demande un certain temps, de surcroît généralement allongé par la collaboration d’un scénariste et d’un dessinateur, mais aussi parce que le milieu doit s’imprégner des nouvelles tendances, voire des nouvelles techniques. En voici deux séries d’exemples, la première située dans l’histoire du XXe siècle, la seconde témoignant de comportements plus propres à notre nouveau millénaire.
Commençons par l’extraordinaire saga du whisky japonais. Masataka Taketsuru a véritablement existé et l’album dû à Fabien Rodhain, Didier Alcante et Alicia Grande raconte, en 134 pages et non sans humour, l’épopée de celui qui a été surnommé Whisky San (Grand Angle). Restons dans l’Empire du Soleil levant, mais d’une tout autre manière, avec Mauvaises herbes (Futuropolis), dont le sous-titre résume le sujet : D’après le témoignage d’une esclave sexuelle durant la guerre du Pacifique ; la Sud-Coréenne Keum Sur Gendry-Kim retrace, en presque 500 pages et avec un dessin à la fois simple et expressif — y compris des cases complètement noires — la souffrance des victimes. Quant au Taïwanais Fish Wu [Yi Pi Yu, de son vrai nom], il
consacre 170 pages à expliquer la vie et les sentiments de ceux qui ont été séparés après la prise du pouvoir par Mao : ses Lettres de Taipei (Rue de l’Échiquier)
ajoutent de profonds sentiments à la description des malheurs et des outrages d’un système totalitaire.
Voici maintenant deux ouvrages concernant l’Afrique. Dans Toubab (Aventuriers d’ailleurs), Núria Tamarit transcrit, avec empathie et amusement, le regard des Sénégalais sur les humanitaires arrivant chez eux ; si l’autrice — qui préfère le néologisme « auteure » — pourfend volontiers « le système capitaliste et le patriarcat oppressif », sa bd se situe dans une ligne fondamentalement bienveillante. Autre visage du continent noir, Le silence du Juju. Itinéraire d’une Nigériane, de la prostitution à l’émancipation (Éditions du Faubourg) donne à Armandine Penna et Diane Morel l’occasion d’un beau récit, émouvant, instructif et tout en finesse.
Avec le trente-cinquième volume des aventures de Lefranc, Roger Seiter et Régric [Frédéric Legrain] nous emmènent dans l’Espagne de Franco, en 1963, au moment de l’accident de Palomares, qu’ils baptisent de façon plus accrocheuse Bombes H sur Almeria (Casterman), puisqu’il s’agissait de quatre ogives américaines tombées sur le sol et en mer suite à une collision d’avions ; si on a droit à pas mal de poncifs et d’anachronismes, il est dommage que les auteurs n’aient pas évoqué la flamboyante « duchesse rouge », Luisa Isabel de Medinia Sidonia, qui se fit l’avocate des populations concernées. Une vision tout aussi simpliste traverse La révolution des oeillets. 25 avril 1974, le jour de la Liberté (Cadamoste Éditions), où Sandra Canivet Da Costa et Jay Ruivo décrivent un Portugal un peu de carton-pâte. Venons-en à un certain air du temps. Claire Duplan a créé Camel Joe (Rue de l’Échiquier), une sorte de super-héroïne « niqueuse du patriarcat », dans un graphisme évoquant l’underground américain et le taggage européen ; elle utilise parfois uniquement l’anglais et les expressions fleuries ne manquent pas. De son côté, Zoéli, qui s’est manifestée par « des engagements forts en faveur de la justice sociale et environnementale », propose de Tout
plaquer ! Comment on est devenu paysans (Le Courrier du Livre) ; cette improbable reconversion, apparemment réussie, pourrait aussi s’intituler : de la Nouvelle-Zélande à la yourte en terre dauphinoise. Un peu dans le même esprit, on apprend que, s’ils veulent bien abandonner leurs modèles habituels, Les économistes sauveront la planète (avec un peu d’aide) (De Boeck Supérieur); telle est la vision de Julie Bouvot et William Honvo. On terminera par deux histoires très différentes. La première, Nos coeurs tordus. New York avec toi (Bayard Éditions), écrite par Séverine Vidal, Manu Causse et Javi Rey, raconte l’histoire d’une
bande de copains où l’on se court après, y compris entre personnes du même sexe, mais toujours dans une ambiance très cool, quoique assez surréaliste. En revanche, Valentine Choquet propose un extraordinaire Quand j’ai froid (Les éditions de la Gouttière) ; pratiquement sans aucun texte ni phylactère, est développée la rencontre de deux générations ou, plus exactement, de deux personnes d’âgestrès différents : une belle réussite.
Gihé