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Historique des éditoriaux:

Editorial et articles de la lettre numéro 80

  du 07/05/2016

Editorial de : Jean Etèvenaux & Co

 

Déclaration universelle du droit des mots,

élaborée en 2007 par Alain Horvilleur 

 Nous, mots et vocables de la langue française, considérant :

Que notre appartenance au capital culturel de l'humanité est un droit imprescriptible,

Que la reconnaissance de cette appartenance est un fait capital pour l'avenir de l'humanité,

Qu'il est essentiel d'encourager la perpétuation des traditions propres à la langue française ainsi que le développement de nouveaux modes d'expression,

Que notre intégrité et nos règles d'utilisation sont inaliénables, même s'il est souhaitable et nécessaire d'admettre leur évolution naturelle sous l'influence de l'usage courant,

Que la méconnaissance et le mépris de nos droits fondamentaux conduisent à des actes de brutalité langagière tels que SMS, impropriétés, solécismes, barbarismes, pataquès, fautes d'orthographe et mettent en danger la liberté d'expression ainsi que la communication évolutive et responsable,

Que des égards spécifiques doivent nous être accordés, en particulier celui d'être utilisés en fonction des règles de la syntaxe, de l'orthographe et de la grammaire,

 

Proclamons ce qui suit.

Déclaration

Article premier. Tous les mots naissent libres et égaux en dignité et en valeur. Ils sont dotés de significations et de connotations particulières et doivent agir les uns envers les autres dans un esprit de fraternité linguistique.

Article 2. Chaque mot peut se prévaloir de tous les droits et de toutes les libertés proclamés dans la présente Déclaration, sans aucune discrimination, notamment d'étymologie, de définition ou de toute autre condition linguistiquement pertinente.

Article 3. Tout mot a droit à l'usage courant, littéraire, artistique et technique de sa signification, et ce sans distinction de contexte. Il ne sera fait aucune discrimination fondée sur le statut lexical, philologique ou sémantique du pays ou du territoire francophone dont un mot est originaire, ou dans lequel il est en usage.

Article 4. Nul n'a le droit de tenir un mot en servitude ou d'en interdire l'emploi, quelle qu'en soit la raison.

Article 5. Aucun mot ne sera soumis à la torture grammaticale, ni à des peines ou traitements cruels ou dégradants d'ordre syntactique, sauf circonstances particulières dûment reconnues par la communauté des écrivains, lecteurs et utilisateurs francophones se réclamant du domaine de la libre création.

Article 6. Chaque mot a droit à la reconnaissance de ses particularités lexicales en tout lieu et sur tout support de communication.

Article 7. Tous les mots de la langue française sont égaux et ont droit sans distinction à une égale protection de la part des utilisateurs, enseignants, auteurs, et de toutes les personnes qui les utilisent dans les conversations courantes. Ils ont droit à une protection égale contre tout acte qui violerait la présente Déclaration et contre toute provocation à un tel acte.

Article 8. Tout mot a droit à un recours effectif devant les instances universitaires et académiques compétentes contre les actes violant les droits fondamentaux qui lui sont reconnus par l'usage et les règles.

Article 9. Nul mot ne peut être arbitrairement interdit ou torturé, que ce soit volontairement ou par maladresse.

Article 10. Tout mot a droit, en pleine égalité, à ce que sa cause soit entendue équitablement et publiquement par un jury indépendant et impartial, qui décidera, soit de ses droits et obligations, soit du bien-fondé de toute accusation en matière linguistique dirigée contre lui.

Article 11. Tout mot accusé de desservir la cause de la langue française est présumé innocent jusqu'à ce que sa culpabilité ait été établie au cours d'une instruction publique où toutes les garanties nécessaires à sa défense et à son illustration lui auront été assurées.

Article 12. Nul mot ne sera condamné pour des connotations ou dénotations qui, au moment où elles ont été établies, ne constituaient pas un acte délictueux au regard des règles communément admises en matière de langue française.

Article 13. Nul mot ne sera l'objet d'immixtions arbitraires dans sa définition, sa légitimité, sa classification ou sa vie littéraire, ni d'atteintes à son univers paradigmatique ni à sa réputation. Tout mot a droit à la protection des autorités linguistiques contre de tels agissements.

Article 14. Tout mot a le droit de circuler librement à l'intérieur d'une conversation, d'un discours ou d'un écrit. Tout mot a le droit de quitter l'esprit ou la mémoire d'une personne qui ne serait pas compétente pour l'utiliser ou qui n'en aurait pas l'usage, et d'y revenir quand les circonstances lui sont de nouveau favorables.

Article 15. Tout mot français a le droit de chercher asile en d'autres langues et d'en bénéficier.

Article 16. Tout mot a droit à la liberté d'association. Nul ne peut le contraindre à l'isolement linguistique ou à la réalisation d’une alliance qu’il n'aurait pas désirée.

Article 17. La famille de mots est l'élément naturel et fondamental de la société linguistique. Elle a droit à la protection de tous les utilisateurs.

Article 18. Tout mot a droit à la liberté de changer de paradigme ou de définition ainsi que le droit de résister à un emploi abusif. L'antisémantisme est formellement identifié comme contraire aux lois lexicologiques.

Article 19. Tout mot a droit à la liberté d'expression, ce qui implique le droit de véhiculer des informations, des sonorités et des idées explicites ou potentiellement incluses dans sa définition.

Article 20. Tout mot a le droit d'accéder, dans des conditions d'égalité, aux fonctions signifiantes de la langue française.

Article 21. Tout mot est fondé à obtenir satisfaction sur le plan des droits culturels indispensables à sa dignité et au libre développement de sa polysémie.

Article 22. Tout mot a droit à une protection contre les fautes d'orthographe et les impropriétés de langage.

Article 23. Tout mot a le droit de fonder avec d'autres mots des mots valises, calembours, contrepèteries et autres impertinences langagières susceptibles


Victor Hugo visionnaire ?

 
On peut se poser la question à la lecture d'un article parus en 1879 dans la revue Le Voleur en date du 15 août, n° 1154, écrit de la main de l'écrivain, où il assume ses prédictions. Pour quelques points qui se sont avérés, quelle confiance aveugle dans la sagesse humaine ! Et quel dommage qu'il n'ait pas eu raison…
« Le genre humain , depuis quatre cents ans, n'a point fait un pas qui n'ait marqué. Nous entrons dans les grands siècles. Le seizième siècle aura été le siècle des peintres, le dix-sep¬tième le siècle des écrivains, le dix-huitième le siècle des philosophes, le dix-neuvième le siècle des apôtres et dès Prophètes. Pour suffire au dix-neuvième siècle, il faut être peintre comme au seizième, écrivain comme au dix-septième, philosophe comme au dix-huitième ; il faut en outre avoir en soi, comme Louis Blanc ce religieux amour de l'humanité qui constitue l'apostolat et qui fait distinctement voir.
« Au vingtième siècle, la guerre sera morte, l'échafaud sera mort, sera morte, Ia royauté sera morte, la frontière sera morte, les dogmes seront morts. Il y aura au-dessus de tout une grande patrie, toute la terre, et une grande espérance, tout le ciel.
« Saluons-le, ce beau vingtième siècle; qui possédera nos enfants, et que nos enfants posséderont. La question: unique à, cette heure, c'est le travail...
« Réfléchissez. L'homme commence à être le maître de la terre. Voulez-vous couper un isthme ? Vous avez Lesseps. Voulez-vous créer -une mer ? Vous avez Barre.
« Voyez. Vous avez un peuple et vous avez un monde. Le peuple est déshérité, le Monde est désert, donnez l'un à l'autre ! Vous les faites heureux. Étonnez l'univers par de grandes choses qui ne sont pas des guerres.
« Ce monde, faut-il le conquérir ? Non. Il est à vous; il appartient à la civilisation; il l'attend. Personne ne peut vous le contester. Allez, faites, marchez, colonisez ! Il vous faut une mer.
« Créez-la ; une mer crée une navigation : une navigation crée des villes. A quiconque veut un champ, dites : Prends. La terre est à toi, cultive-la.
« Ces plaines sont admirables; elles sont dignes d'être françaises, ayant été romaines. La barbarie est revenue, puis la sauvagerie ; chassez-les. Rendez l'Afrique à l'Europe. Et du même coup restituez à la vie commune les quatre nations mères : la Grèce, l'Italie, l'Espagne et la France. Refaites la Méditerranée centre de l'histoire. Ajoutez aux quatre peuples fraternels la grande Angleterre. Rattachez Shakespeare à Homère.
« Préparez-vous aux résistances. Ces faits démesurés, les isthmes coupés, les mers apportées, l'Afrique habitable, commencent par la raillerie, le sarcasme et le rire. Il faut s'y attendre. C'est la première épreuve. Et quelquefois ceux qui se trompent le plus sont ceux qui devraient le moins se tromper. Il y a quarante-cinq ans, à la tribune de la Chambre des députés, un homme distingué, M. Thiers, a déclaré que les Chemins de fer seraient le hochet de Paris à Saint-Germain. Un autre homme distingué, qui faisait autorité dans la science, M. Pouillet, a affirmé que le télégraphe électrique serait l'amusement des cabinets de curiosités. Ces joujoux ont changé le monde. Ayons foi.
« Sentons-nous en égalité citoyens, en fraternité hommes, en liberté esprits. Aimons ceux qui nous aiment et ceux qui ne nous aiment pas. Sachons vouloir le bien pour tous. Alors tout se transforme. Ce qui est vrai se révèle, ce qui est beau rayonne, ce qui est grand flamboie. Le monde nous apparaît comme une fête. La loi suprême s'accomplit. Au-dessus de tout brille ce mot étrange : Dieu, tellement mystérieux qu'il peut tout supporter, depuis l'affirmation la plus horrible jusqu'à la négation la plus loyale, tout, depuis le fanatique féroce jusqu'à l'athée honnête, et qu'ainsi que l'astre, inondé par les nuées, englouti par les tempêtes; noyé par les déluges nocturnes, il est au delà, éternel. Ayons foi, vous dis-je.
« Les choses existent, les forces s'ajustent, les êtres se groupent; tout fait son devoir; rien n'est inutile. Si nous baissons les yeux, nous voyons l'insecte remuer dans l'herbe; si nous levons la tête, nous voyons l'étoile resplendir dans le firmament. Qu'est-ce qu'ils font ? la même chose. L'insecte travaille à la terre, l'étoile travaille au ciel; l'immensité les sépare et les unit. Tout est l'infini. Comment cette loi ne serait-elle pas la loi de l'homme ? Lui aussi il subit la force universelle, et il la subit doublement : il la subit par le corps, il la subit par l'esprit. Sa main pétrit la terre, son âme embrasse le ciel; il est de l'argile comme l'insecte, et d'empyrée comme l'étoile. Il travaille et il pense. Le travail, c'est la vie; la pensée, c'est la lumière. »
Ce texte reprend un discours tenu à la Chambre des députés le 18 mai précédent, dans lequel il disait notamment :  « Allez, peuples ! Emparez-vous de cette terre. Prenez-la. À qui ? À personne. Prenez cette terre à Dieu. Dieu donne la terre aux hommes. Dieu offre l’Afrique à l’Europe. Prenez-la. Où les rois apporteraient la guerre, apportez la concorde. Prenez-la, non pour le canon, mais pour la charrue ; non pour le sabre, mais pour le commerce ; non pour la bataille, mais pour l’industrie ; non pour la conquête, mais pour la fraternité. Versez votre trop-plein dans cette Afrique, et du même coup résolvez vos questions sociales, changez vos prolétaires en propriétaires. Allez, faites ! Faites des routes, faites des ports, faites des villes ; croissez, cultivez, colonisez, multipliez ; et que, sur cette terre, de plus en plus dégagée des prêtres et des princes, l’esprit divin s’affirme par la paix et l’esprit humain par la liberté. »


Victor Hugo continuait sur le même thème pour le Paris Guide de l'Exposition universelle de 1869, mais de manière beaucoup plus détaillée. On peut en retrouver le contenu sur le site http://www.etudes-litteraires.com/hugo-paris-guide.php. Il est suivi d'un excellent commentaire qui le replace dans son contexte. 

     Alain Larchier


Bd : face aux méchants


   Depuis qu’elle existe, la bande dessinée repose très souvent, à l’instar de beaucoup de films, sur l’opposition entre bons et méchants. Même si ces catégories ne sont plus aussi déterminantes que par le passé et si les auteurs, comme tous les créateurs, aiment bien explorer les zones intermédiaires du gris, la dichotomie traditionnelle fournit toujours un canevas apprécié, quitte à inverser un peu les rôles…
L’un des grands héros contemporains — aujourd’hui depuis 25 ans et même presque 40 si on prend en compte les romans originels — demeure Largo Winch. Pour sa vingtième aventure, 20 secondes (Dupuis) pourraient sembler insuffisantes pour nouer et dénouer toutes les intrigues entamées auparavant et qui vont se poursuivre après ; on en aura de toute façon pour son adrénaline. En revanche, avec Buck Danny, dû maintenant à la collaboration de Formosa et Zumbiehl, il faudra attendre l’épisode suivant pour connaître le dénouement de La nuit du spectre (Dupuis), où le valeureux colonel retrouve une très vieille connaissance féminine, apparue dès 1957, dix ans après la création de la série.


Le monde non seulement des affaires mais plus particulièrement de la finance constitue aujourd’hui un vivier pour la bd. Le deuxième tome de Shadow Banking, qui jouit du partenariat révélateur de Challenge et du Figaro, s’efforce de démonter un machiavélique Engrenage (Glénat) concocté par Baggary, Corbeyran et Chabbert. Mais même dans des activités plus traditionnelles se logent des intrigues machiavéliques, par exemple avec Le courtier (Glénat), sixième épisode des Châteaux Bordeaux, de Corbeyran et Espé, ou avec L’appel de Cérès (Glénat), premier des Seigneurs de la terre, de Rodhain et Malisan, l’un et l’autre très ancrés dans les réalités agricoles, où ne manquent pas non plus les méchants.


D’autres formes de combat sont mises en avant. Grimaldi et Cattish, pour le troisième tome de Big bang cats, invitent à ne pas se fier aux apparences : leur Manipulation (Glénat) démontre combien on peut être trompé. Victor Santos, lui, dans son Polar venu du froid (Glénat), évoque irrésistiblement certaines chasses à l’homme du cinéma, impression renforcée par le seul usage du noir et du blanc, avec juste du rouge pour ne pas oublier le sang. Max Bemis, traduit en images successivement par Ransom Getty et Andrea Mutti, ajoute les violences les unes aux autres dans le premier tome d’Evil Empire, Nous, le peuple ! (Glénat), succession de tableaux aussi réalistes qu’inattendus ; cette vision de l’Oncle Sam s’avère plus que décapante. Aux limites du surnaturel façon vampire, Jay Ferber et Fran Bueno emmènent dans un Graveyard Shift (Glénat) tout en horreurs. Enfin, avec un côté très politiquement correct, voici une très inattendue Ms. Marvel (Marvel / Panini), donnant à Gwendolyn Willow Wilson — elle-même convertie à l’islam — et à Adrian Alphona l’occasion de montrer une musulmane américaine se transformant en super-héroïne… 


Gihé

5e Salon du livre de Nantua


Cette nouvelle édition du Salon du livre de Nantua, qui se déroulera le samedi 19 et le dimanche 20 mars à l’Espace André Malraux de 10 h à 18 h, met à l’honneur la bande dessinée. Outre Jean-Luc Garrera, parrain de cette manifestation, les bédéphiles pourront notamment retrouver les dessinateurs Jean Prost, Roger Brunel, Philippe Brocard, Thierry Martinet… Il y aura des ateliers de dessin pour apprendre à réaliser une bd (samedi à 10 h et dimanche à 11 h) ainsi qu’une exposition de planches de bd.
Parallèlement, chacun pourra y rencontrer des auteurs jeunesse — Marie Garnier, Alain Plas, Bruno Doutremer —, des romanciers — Jacques Bruyas, Robert Ferraris, Marc Nectoux, Martial Victorain —, des poètes — Joëlle Vincent —, et des historiens — Jean Étèvenaux, Christian Buiron, Jérôme Croyet.
Au cours de ce Salon, on peut noter la sortie nationale de Le Poizat-Lalleyriat : nouveau joyau pour le Retord, un livre de Claude Secondi co-écrit avec les élèves de l’école primaire du Poizat-Lalleyriat et la nouvelle édition de Quenelle criminelle, ramequin assassin, l’enquête de l’inspecteur Bonnier à Nantua.
Des contes, lectures sont prévues tout au long de ce week-end livresque avec Aïcha Vesin-Chérif, Roland Fuentès, Sophie Hautebourg mais aussi un divertimento gourmand autour de la gastronomie, Les marquises ne sont pas des îles flottantes, interprété par l’acteur Philippe Roman (samedi à 17 h). Gourmandise aussi avec les vins du Bugey qui seront mis à l’honneur avec les commandeurs du Bugey lors de la remise des prix de la Dictée du Haut-Bugey (samedi à 11 h 15).
Au total, ce sont près de 70 exposants qui donnent rendez-vous les 19 et 20 mars avec la Sélyre, la Société des écrivains et du livre lyonnais et rhônalpins, partenaire habituel de ce Salon organisé par la ville de Nantua.

                        Renaud Donzel

Coup de cœur pour les Rêves de Russie de Yasushi Inoué


Pour les amoureux des grands et périlleux voyages improbables dans le temps et l’espace, Rêves de Russie constitue un livre essentiel. Or, c’est par hasard que j’ai découvert ce récit sur l’étal d’une librairie.  Le titre m’a intrigué car Yasushi Inoué est un auteur raffiné et puissant de la littérature japonaise contemporaine, ses textes les plus connus portent sur le Japon Fusil de chasse, Histoire de ma mère, Le maître de thé. Que faisait Inoué en Russie ?


Il s’agit du récit d’une histoire véridique et documentée, mais malgré tout incroyable, du capitaine Kôdayü et de ses seize matelots japonais pris dans une tempête du diable au large des côtes de la province d’Ise (Suzuka), qui les fit dériver nord-est, sans gouvernail, de décembre 1782 à juillet 1783. Pendant sept mois, ils furent ballottés par des flots furieux et glacés, bravant la mort à chaque instant, et, alors que tous étaient à bout de force, déjà rongés par le scorbut, le plus grand des hasards, qui aurait dû les faire périr cent fois, fait accoster leur bateau sur une terre totalement inconnue. Ils eurent juste le temps de s’extraire de l’épave et se traîner sur une grève désolée et glaciale. Le lendemain le navire sombra corps et bien.
Complètement désorientés et épuisés, ils n’avaient aucun moyen de savoir qu’ils avaient débarqué sur l’île d’Amtchitka, près du détroit de Béring. Les îles Aléoutiennes leur étaient totalement inconnues. Des indigènes aléoutes peu rassurants vinrent à leur rencontre, puis ils furent recueillis par un groupe de chasseurs russes travaillant pour le compte d’un riche marchand de fourrures de phoques. Ensemble, ils vont construire un navire de fortune, avec des voiles en peaux de loutres pour rallier le Kamchatka. Les autorités russes ne sachant que faire de la demande des naufragés, de pouvoir retourner dans leur pays, les expédient toujours plus à l’ouest, de là d’où semble devoir venir une décision les concernant… Ils iront successivement en traîneaux, par des froids polaires, à Okhotsk, puis à Yakutsk, puis à Irhutsk où ils seront présentés à Kiril Laxaman. Grâce à ce naturaliste et géologue, réputé, le capitaine Kôdayû aura l’opportunité de porter sa requête de demande de retour au Japon jusqu’à Saint-Pétersbourg. Son vœu sera finalement exaucé l’année suivante, mais le retour sur l’île d’Hokkaidô ne concernera que le capitaine et deux de ses marins, les autres ayant péris au cours de ces dix années d’efforts d’adaptation rudes et constants à la vie en Sibérie, à la fin du XVIIIe siècle.
Inoué suit pas à pas le capitaine et restitue ses craintes, ses doutes, sa détermination, sa patience, son sens du devoir, sa recherche d’équité ; il le rend profondément attachant pour ses hommes par la confiance et le respect qu’il leur a inspirés, mais pour nous également. Kôdayû n’est pas un homme qui cherche un destin exceptionnel et qui aurait réussi à faire plier les évènements, mais un homme simple, courageux, dévoué, qui, jour après jour, sans idée de prédestination aucune, forge patiemment, en acceptant méthodiquement ce qui advient, mais sans perdre de vue la volonté de retour dans une mère patrie, une histoire digne des plus grands mythes.


Le livre achevé, on comprend que ce récit, si singulier, opère comme un rêve ; le capitaine Kôdayû lui-même semble avoir passé la fin de sa vie au Japon à rêver l’épopée que fut sa vie précédente en Russie, se demandant si tout cela fut réel. C’est bien la singularité de ce destin qui semble avoir animé la plume d’Inoué : il ne cesse d’interroger son compatriote, le capitaine et ses compagnons, par l’intermédiaire de tous les autres personnages rencontrés durant ces dix années, avides de connaître leur histoire, jusqu’à l’impératrice de Russie Catherine II, le recevant en 1791, dans son château d’été de Tsarskoye Selo, à deux reprises, pour entendre ce récit et s’assurer de sa véracité. Nous-mêmes héritons de la sensation intime d’avoir rêvé ces trois cent soixante-dix pages, la magie nous a enveloppé, nous fûmes compagnons des Rêves de Russie. Une histoire telle qu’on la rêve, inoubliable. Et mieux vaut avoir son atlas pas loin : c’est encore plus dépaysant.

Odile Gasquet

Pour comprendre notre organisation socio-économique

Dès le XIXe siècle, Tocqueville avait montré la continuité entre L’Ancien Régime et la Révolution. Or, dans un pays où l’on privilégie les ruptures et où l’on se targue volontiers d’être — ou d’avoir été — révolutionnaire, cette vision n’a pas souvent eu bonne presse. De même, ceux qui fustigent le « système jacobin » ou le « centralisme napoléonien » ont du mal à remonter à Louis XIV, voire à Philippe le Bel, pour rendre compte du « mal français » si bien décrit par Alain Peyrefitte il y a juste 40 ans dans un essai portant ce nom.
Une telle continuité se retrouve aussi dans le XXe siècle, plus particulièrement en ce qui concerne l’organisation socio-économique du pays. Alors que la doxa héritée de la Libération semble avoir établi que tout avait changé avec les réformes préconisées dans le programme du Conseil national de la Résistance en 1943 et mises en œuvre à partir de 1945, on découvre une réalité bien plus complexe dans un ouvrage qui vient d’être enfin traduit, Le New Deal français (Paris, Perrin, 2016 [édition originale en anglais : Princeton, Princeton University Press, 2010], 464 pages). Son auteur, Philip Nord, appartient à la grande tradition étasunienne des Stanley Hoffmann et des Robert Paxton qui, mieux que les chercheurs français, ont su considérer l’enchaînement de tous les régimes que la France a connus.
  Certes, le général de Gaulle lui-même, dans le troisième tome de ses Mémoires de guerre, avait concédé à Vichy, dans le domaine économique et social, « des idées qui n’étaient pas sans attraits » ainsi que l’« incontestable habileté » de ses hauts fonctionnaires. Mais l’historien de Princeton va plus loin et brosse une fresque qui va de la IIIe à la Ve République et qui, d’ailleurs, déborde du champ économique et social pour aborder le culturel — où le véritable innovateur semble avoir été Vichy. De même, Éric Verhaeghe, issu du sérail, rappelle ce qui a été réalisé sous la IIIe République et sous l’État français dans Ne t’aide pas et l’État t’aidera (Monaco, Le Rocher, 2016, 256 pages). Il faudrait d’ailleurs poursuivre cette réflexion sur le plan intellectuel et institutionnel en étudiant notamment les « non-conformistes » des années 30 et la mise en place, par le biais des décrets-lois, d’une forme de gouvernement plus efficace.
Ces approches désacralisant le « modèle social français » qui n’aurait donc pas été inventé en 1945 se retrouvent dans d’autres ouvrages abordant la question à divers points de vue. Du côté historique, celui dirigé par Bernard Lescaze, Facettes du libéralisme Paris – Londres – Genève (Genève, Éditions Slatkine / Fondation Martin Bodmer, 2015, 280 pages), permet de relever une certaine absence française dans l’éclosion des théories libérales.
Plus économiques apparaissent les études comme celles de Jean-Philippe Delsol, L’injustice fiscale ou l’abus de bien commun (Paris, Desclée de Brouwer, 2016, 332 pages), qui va au-delà des mécanismes pour comprendre les motivations, et d’Arnaud Robinet et Jacques Bichot, La mort de l’État providence. Vive les assurances sociales ! (Paris, Manitoba / Les Belles Lettres, 2013, 182 pages), qui établit quelques distinctions nécessaires. Quant à Sylvie Hattemer et Irène Inchauspé, c’est leur cri d’indignation qui s’épanche dans L’horreur fiscale (Paris, Fayard, 2014, 288 pages).
Enfin, sur un ton plus léger ou polémique, d’autres abordent également la question de l’inefficacité du système : Zoé Shepard se raconte une nouvelle fois dans Zoé à Bercy (Paris, Albin Michel, 2015, 288 pages) et Alexandra Tressos-Le Dauphin apostrophe : Au boulot, chômette ! (Bruxelles / Paris, La Boîte à Pandore, 2014, 168 pages).
Laissons enfin à la parole à quelques défenseurs de l’organisation traditionnelle. Bernadette Groison veut En finir avec les idées fausses sur les fonctionnaires et la fonction publique (Ivry / Les Lilas, Les Éditions de l’Atelier / Fédération syndicale unitaire, 2014, 174 pages). Michel Pinçon et Monique Pinçon-Charlot, eux, dénoncent une Tentative d’évasion (fiscale) (Paris, La Découverte, 2015, 256 pages). Enfin, Alexis Spire et Katia Weidenfeld s’en prennent à L’impunité fiscale. Quand l’État brade sa souveraineté (Paris, La Découverte, 2015, 176 pages).


Jean Étèvenaux

 

D’Alep à Paris le destin tragique d’une Arménienne

Un chapitre sur deux du texte se passe à Paris dans les années 1970/80, et l’autre entre 1915 en Turquie et 1955 à Paris. Vous l’aurez compris : cette histoire narre le pogrom arménien de 1915 par le régime Ottoman.
Valérie Toranian, enceinte de son premier enfant, a su se faire raconter par sa grand-mère l’histoire de son terrible destin : en août 1915, Aravni a à peine 17 ans quand elle est déportée dans le convoi d’Amassia. Sa pugnacité et l’aide de sa marraine lui permettent de survivre puis de s’échapper en se cachant sous un monceau de cadavres. La suite n’est que le récit d’une lutte pour la vie et de cache à Alep. Jusqu’à ce que son mari, intellectuel communiste, l’emmène vivre à Paris. Dans le Paris des années 1970, Aravni est pour sa petite fille Nani, la mère de son père, qu’elle a adoré et dont elle a cependant un peu honte, avec son mauvais français et ses recettes de cuisine un peu trop lourdes. La gamine mesure bien toute la différence qu’il y a avec la mère de sa mère, mamie, élégante, moderne, agile et maîtresse de recettes aussi traditionnelles que le gigot-flageolet. Maîtrisant de mieux en mieux l’arménien, très malheureuse que la mémoire du génocide soit passée sous silence par rapport à celle de la Shoah.

Valérie Toranian est l’actuelle directrice de la Revue des deux mondes et ancienne directrice d’Elle. Premier roman, L’étrangère rapporte le témoignage de sa grand-mère Aravni, survivante du génocide arménien. Un portrait très touchant, qui illustre bien comment, cent ans après, la douleur et la mémoire habitent encore les familles arméniennes en diaspora.
A lire et à faire lire sans retenue, ce roman est aussi un livre d’histoire contemporaine sur un génocide encore méconnu….   

                                                                      
 Isabelle Rossi

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