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Historique des éditoriaux:

Editorial et articles de la lettre numéro 102

  du 21/02/2022

Editorial de : Jean Etèvenaux

DES FEMMES ET DES HOMMES

La Sélyre rassemble des femmes et des hommes intéressés par les livres et, au-delà, par la culture, tant il est vrai qu’on ne peut scinder cette préroga-tive de l’espèce humaine en tranches de saucisson (fût-il lyonnais). Bien sou-vent, les diverses facettes de cette activité se rejoignent. C’est ce que nous montre Michel Loude dans son chronique consacrée à plusieurs artistes liées d’une manière ou d’une autre à Suzanne Valadon.
Profitons-en pour attirer l’attention sur la belle réalisation d’une de nos adhérentes, d’ailleurs déjà interrogée à la Sélyre, Marie-Noëlle Gougeon. Tou-jours passionnée par les portes méridionales de notre métropole et exploitant ses ressources familiales, elle organise une exposition sur Charlotte Hammer et qui a laissé de nombreux tableaux aux sujets éclectiques, tel le bouquet re-produit ci-dessous, sans oublier des photos et des lettres. Ainsi pourra-t-on mieux comprendre, comme à travers les peintres évoqués par Michel Loude, la trajectoire d’une femme et le sens de ce qu’est une vocation artistique. Cette exposition, réalisée avec Philippe Blanc, président de Pour l’Histoire d’Oullins, se tient du 3 au 13 février, de 10 h à 12 h et de 14 h à 17 h dans la salle du Réservoir, derrière la Médiathèque, à Pierre-Bénite (entrée libre).
    Sur la page en regard, l’affiche du prochain Salon de Nantua rappelle que la bande dessinée constitue aussi un pont entre l’écrit et la représentation graphique — même si, comme d’habitude, il y aura toutes les catégories de livres sur les bords du lac.
     La Sélyre, c’est vous, chers lecteurs, femmes et hommes : faites-la vivre en faisant connaître ce qu’elle propose lors de ses activités et ce qu’elle recommande dans le domaine culturel.

 

LA CHRONIQUE DE MICHEL LOUDE

Trois femmes peintres à l’honneur

Un heureux concours de circonstances : l’été 2021 a mis à l’honneur trois femmes peintres de grand talent, qui, à la fin du XIXe et au XXe siècle, ont eu des carrières actives, déterminantes. Aux côtés d’hommes de grande envergure, ce sont Juliette Roche, épouse d’Albert Gleizes, Nadia Khodossievitch, épouse de Fernand Léger, et Suzanne Valadon, mère de Maurice Utrillo.
Le Musée des Beaux-arts et d’Archéologie de Besançon a donc proposé, de mai à septembre 2021, une exposition dédiée à Juliette Roche. Elle a tracé son chemin en toute indépendance d’esprit, sans jamais se sentir influencée par l’œuvre de son mari qu’elle admirait beaucoup et dont elle loua la production chaque fois qu’il exposait, soit par des articles de presse promotionnels, soit dans des revues spécialisées. Indépendante et éclectique, elle a gardé un goût prononcé pour la peinture figurative, même si souvent elle triture les formes, fusionne les couleurs en leur donnant des aspects électriques, soit dans ses na-tures mortes soit dans ses paysages. Elle excelle dans cette peinture réaliste qu’elle expose crûment avec des corps massifs ou squelettiques, ailleurs naïfs ou caricaturaux. Matrones, elfes ou sylphides reflètent une Belle Époque pas toujours belle pour tout le monde ! Sa peinture militante et caricaturale, daumié-resque, est d’autant plus remarquable qu’elle vient du pinceau d’une femme issue de la bonne bourgeoisie mais au féministe affiché, avec son pacifisme et sa défense de la nature.
À Saint-Tropez, le célèbre musée de l’Annonciade, superbement installé sur le port, est une ancienne chapelle du XVIe siècle donnée à la ville en 1955 par Georges Grammont, avec tous les grands noms ayant puisé leur inspiration dans la cité. Nadia Khodossievitch, égérie-peintre du pari communiste, l’illustra abondamment : hymne à une jeunesse virile et conquérante, paysans et ouvriers œuvrant la main dans la main, tous drapés dans une faucille et un marteau do-rés, constructions de gratte-ciel pharaoniques pour montrer au monde entier la puissance du bloc soviétique ! Malgré cela, son inspiration est soutenue par un immense talent. Sa touche est fortement inspirée par un cubisme figuratif, son trait de couleur est épais, que ce soit dans ses œuvres de jeunesse, ses natures mortes, ses sculptures suprémacistes, ses toiles surréalistes, ses tableaux histo-riques…
Troisième lieu, le musée du Monastère royal de Brou montre comment Suzanne Valadon a chaperonné les artistes femmes des « années folles ». Ont donc été rassemblées plus de quarante artistes peintres et sculpteurs : Camille Claudel, Séraphine de Senlis, Sonia Delaunay, Tamara de Limpika, Marie Lau-rencin, Jeanne Bardey (lyonnaise et dernière élève de Rodin), Léonor Fini, Va-lentine Hugo, Henriette Morel (la compagne de Combet-Descombes), Émilie Charmy, Georgette Agutte et bien d’autres encore. Est ainsi révélé le rôle pre-mier joué par des femmes dans l’explosion artistique qui survint dès 1880 jusque dans les années 1940, et donc mise en lumière leur contribution à l’histoire des arts en un moment béni pour la création picturale. L’exposition amène aussi à s’interroger : ces femmes artistes n’ont-elles pas lancé une réac-tion féministe qui couve depuis le milieu du XIXe siècle et se révèle déjà sen-sible chez George Sand, puis chez Colette ?

 

L’analyse de Charles Rossi

Sept jours 17-23 juin 1789. La France entre en révolution. J’étais tenté à la sortie du livre, mais un peu circonspect à cause d’éventuelles difficultés pour la compréhension des subtilités constitutionnelles. L’auteur, Emmanuel de Waresquiel, a compulsé des archives inédites publiques et privées (à Ver-sailles) et pensait d’ailleurs ne rien trouver de nouveau sur le sujet. Mais l’Histoire n’en finit jamais d’être réécrite. Et personne n’avait écrit sur le ser-ment du jeu de Paume depuis un siècle.
Il en recueille les témoignages des députés du tiers état mais aussi des observateurs étrangers de l’époque. Le regard des autres est souvent le plus clairvoyant ! Il découvre que la Révolution s’est jouée en sept jours et cinq décrets. En s’attachant à faire le récit psychologique de chacun des acteurs, le récit devient palpitant pour le lecteur et nous fait comprendre pourquoi, comme nulle part ailleurs, de façon exceptionnelle (« ombrageuse, exclusive et totalisante »), nous en sommes arrivés au dénouement du 23 juin.
   D’un côté, le monarque, Louis XVI, n’est pas un roi à l’anglaise. Son éducation, ses actes, ses discours sont tous d’un roi absolu, héritier jaloux et sourcilleux de sa dynastie et de sa dignité. Mais, s’il se veut conciliant avec tous les partis, il craint surtout la banqueroute financière.
      De l’autre, les 590 nouveaux députés du tiers état, qui tentent de re-présenter ou de faire avec les peurs, les fantasmes, mais aussi avec des humi-liations bien souvent résultats de maladresses. Ce sont aussi les salles de réu-nion improvisées dans l’urgence, mal aménagées et favorables au désordre, ou parfois inaccessibles, l’habit noir de l’ordre avec chapeau « sans ganse ni bou-tons » jugé ridicule par rapport à celui de la noblesse, à plumes et dentelles.
     Mais il y a aussi toute la magie incantatoire des mots : les Français se comportent en politiques comme en hommes de lettres et manquent de prag-matisme. La liberté est devenue politique, idéale et abstraite, une idée excep-tionnellement bien française, saugrenue voir stupéfiante pour les observateurs étrangers de l’époque.
Ainsi la réforme égalitaire des impôts ne suffira plus, de même la liberté de la presse, c’est l’égalité des chances qui est exigée en particulier pour les carrières militaires. Les vieilles distinctions sociales sont ressenties comme primordiales pour les députés et à abolir, ils ne voient plus que cela ! Les con-cessions royales importent très peu ou plus, le 23 juin. Du coup, il ne restera plus rien des prérogatives et des pouvoirs du roi… La monarchie est vide et inutile dès le 23 juin.
Benjamin Constant l’avait révélé : « Leur courroux s’est dirigé contre les possesseurs du pouvoir et non contre le pouvoir même. Au lieu de le détruire, ils n’ont songé qu’à le déplacer ». La souveraineté monarchique absolue est devenue souveraineté absolue populaire. La République, la nôtre, instaurant la démocratie suffisait, croyaient-ils, pour garantir les libertés mais l’attribution du pouvoir (absolu) à ses représentants nous a conduits où nous en sommes encore aujourd’hui.
Sept jours menés tambour battant pour nous tenir en haleine…

Emmanuel de Waresquiel, Sept jours 17-23 juin 1789. La France entre en révolution, Paris, Tallandier, 2020, 480 pages

 

Tintin, Hergé et les autres

L’année 2021 a vu le centenaire de la naissance de Jacques Martin, mort en 2010. Le créateur d’Alix, de Lefranc et de quelques autres avait préparé sa succession, ce qui permet de comprendre que ses héros connaissent toujours de nouvelles aventures — trois séries différentes rien que pour Alix ! — et qu’il demeure lu et célébré à travers les 25 millions d’exemplaires vendus consacrés au jeune Gallo-Romain, sans oublier les millions des autres héros, traduits dans une dizaine de langues. Quoique différent de Hergé et ayant lui aussi évolué, son style graphique l’apparente entièrement à la ligne claire de l’école belgo-française de Bruxelles. Très lié à eux deux, notamment au sein des Studios Her-gé, Jacobs demeure pas assez étudié, lui dont les histoires ont été poursuivies après sa mort survenue en 1987 ; il revit heureusement sous la plume de Benoît Mouchart et François Rivière, Edgar P. Jacobs. Un pacte avec Blake et Morti-mer (Les Impressions nouvelles) : cette réédition augmentée s’avère indispen-sable, non seulement pour mieux connaître l’auteur, mais aussi pour pénétrer le monde de la bd de cette époque.
Hergé, lui, ne souhaitait pas voir sa création lui survivre. Non seulement il n’y a pas eu de nouveaux albums, mais ses ayants droit empêchent pratique-ment toute reproduction de ses vignettes ou utilisation du personnage. Cela aboutit à une situation paradoxale : sauf lorsque la publication est chapeautée par les éditions Moulinsart, héritières d’Hergé, les études le concernant ne com-portent aucun dessin de lui. Les plus habiles s’en tirent par des pastiches ne se revendiquant pas comme tels, avec par exemple un Milou tout tacheté de brun, ou par des illustrations et des documents ne relevant pas de Moulinsart.
Ainsi en est-il avec le roman policier Meurtres à Moulinserre, de Renaud Nattiez, qui vient de paraître aux éditions Sépia. On y trouve Hervé, le capitaine Paddock, Bianca Castraflore, Griffon Tournelune, Tcheng, le général Alcatraz, le colonel Sconsz et quelques personnages inspirés par les plus connus des tin-tinologues d’aujourd’hui, avec, en prime, une amusante bibliographie fictive de leurs œuvres. Précisons que cet ouvrage s’inscrit dans la collection “Zoom sur Hergé“, où sont également sortis cette année : Mille sabords ! Mon beau châ-teau, de Pierre Bénard, Hergé au sommet, sous la direction d’Olivier Roche, Hergé ou le retour de l’Indien. Une relecture des 7 Boules de cristal, de Pierre Fresnault-Deruelle, Sur les traces d’un petit reporter… Essai sur l’aventure dans l’œuvre d’Hergé, d’Yves Crespel et Nicolas Goethals, et le Carnet de voyages d’un reporter du Petit Vingtième Janvier 1929 - mai 1940, “annoté“ par Luc Révillon.
Ajoutons une nouvelle étude sur l’un des titres mythiques de la saga, Les mystères du Lotus bleu, de Pierre Fresnault-Deruelle, co-édité par Prisma Media et Moulinsart, ce qui a permis de belles reproductions de la version originale en noir et blanc. Deux ouvrages, enfin, doivent être signalés : d’abord le Petit éloge de Tintin, de Jacques Langlois, chez François Bourin, une approche assez équilibrée, ensuite Tintin au pays du mal. La face cachée d’une étoile mysté-rieuse, de Jean-Philippe Costes, chez Liber, pour découvrir les complexités du petit reporter.
Rappelons que Geo a lancé la revue Tintin c’est l’aventure, qui combine études thématiques, rapprochements contemporains et reproduction de vi-gnettes. Son dixième numéro est consacré à Hergé, Haddock et la mer avec une somptueuse mise en pages valorisée d’une belle impression, par exemple pour des planches inédites d’un grand dessinateur de la mer, Jean-Yves Delitte. En-fin, Les Amis de Hergé, revue semestrielle publiée par l’association du même nom, a sorti cette année ses n° 71 et 72, regorgeant, comme à l’accoutumée, de toutes sortes de documents et d’études spécifiques, qu’il s’agisse du Lotus bleu, du Mystère de la Toison d’Or ou de la sempiternelle interrogation : Tintin, re-porter ou détective ?  
Gihé

Le triple coup de cœur d’Odile Gasquet

Coup de cœur pour trois créations indissociables : des photos, un texte et un film, le tout à regarder et à lire bien au chaud, car il fait souvent -30 °C et nous sommes de longues heures immobiles, retenant notre souffle, à l’affût.
Vincent Munier, né en 1976, est photographe animalier. Ses publications et expositions se sont multipliées, son œuvre a reçu plusieurs prix, dont trois fois le BBC Wild life Photographer of the Year. Minéral animal, Tibet est paru en 2018 aux éditions Kobalann, avec 160 photos.   
Sylvain Tesson, en 2019, a publié chez Gallimard La panthère des neiges, prix Renaudot. Il raconte les conditions de réalisation des photos de Minéral animal et ses impressions. Pour lui, « l’affût était une prière ».
Marie Amiguet a réalisé le documentaire La panthère des neiges, sorti en décembre 2021. Compagne et complice des expéditions de Munier, elle a tourné à vif, pendant la prise de photos, quand Tesson prenait des notes.
Cette épopée sur la faune sauvage a été organisée par Vincent, filmée par Marie et racontée par Sylvain, au Tibet, dans les montagnes du Qhingaï, aux sources du Mékong, à la recherche de la panthère des neiges.
« Je pensais qu’elle avait disparu ? »,  dit Sylvain. « C’est ce qu’elle fait croire », répond Vincent. « Munier avait prévenu, c’est un paradis à moins 30°C ». « L’année dernière, raconta Munier, je désespérais de voir la pan-thère. J’étais en train de replier mon affût quand un grand corbeau donna l’alerte sur la crête. Je restai pour l’observer, et soudain, la panthère apparut. Le corbeau me l’avait signalé. »
La technique utilisée par Vincent pour obtenir ces clichés saisissants de vie et de sublime intemporalité, c’est l’affût. Lui seul permet d’être là, au moment décisif pour les meilleures conditions de lumière, de cadrage, à l’arrivée des bêtes dans leur liberté totale de mouvement, d’attitude et d’expression. Un moment, comme saisi au vol, après des heures, des journées, des semaines d’attente camouflée mais stratégique. « Savoir disparaître rele-vait de l’art. Munier s’y était entrainé pendant trente ans, mêlant annulation de soi à l’oubli du reste. Il avait demandé au temps de lui apporter ce que le voyageur supplie au déplacement de lui fournir : une raison d’être. On se tient aux aguets, l’espace ne défile plus. Le temps impose ses nuances, par touches. Une bête vient, c’est l’apparition. Il était utile d’espérer. »
     En complément, le film cadre les visages, celui de Vincent, passion-né, jamais fatigué, sublimé et nourri par ces surgissements de yacks sauvages, de cerfs, de loups, de renards, de lièvres laineux, de gypaètes barbus, de chats de Pallas, jusqu’aux plus choupinous : les pikas. Le visage de Tesson exprime la difficulté de la marche d’approche, les morsures du froid, l’engourdissement contre les roches, le doute parfois et l’admiration pour son camarade avec cette pointe d’humour qui le sauve de l’abandon. La musique de Nick Cave et Warren Ellis accompagne majestueusement les plans larges sur des vallées aux lumières embrumées et la bande son donne à entendre le phénoménal rugissement guttural des yacks, puissant à faire trembler la terre.
Ces trois créations sont indissociables, elles s’entrecroisent pour démul-tiplier la profondeur de champ afin de nous offrir la beauté du monde à voir, penser et écouter avec une acuité et une authenticité rares. Ces œuvres s’interpénètrent pour constituer un tout qui nous habite ainsi durablement.

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