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Editorial et articles de la lettre numéro 74

  du 10/02/2015

Editorial de : Jean Etèvenaux

Il va sans dire — mais cela va encore mieux en le disant — qu’une association comme la Sélyre défend la liberté d’expression puisqu’elle fait l’apologie de la lecture et de l’écriture, donc de la réflexion et de la discussion. Nous ne nous lancerons donc pas dans des querelles à ce sujet qui n’auraient d’autre but que de limiter cette liberté ou de la récupérer à des fins partisanes.

Nous pourrions d’ailleurs ajouter que cette liberté accompagne la transparence dont on parle d’autant plus qu’on la pratique modérément. Nous ne vivons plus à une époque où tout serait à jamais gravé dans le marbre. Pour paraphraser le titre d’une des chroniques de ce numéro, nous dirions volontiers que, à côté des coups de cœur il faut aussi savoir donner des coups de gueule, que ce soit en faveur des hérétiques de tout poil ou des dissidents de tous pays.

Cela ne signifie d’ailleurs pas qu’on se montre automatiquement d’accord avec eux. On peut ainsi douter que les foules ayant manifesté en masse aient tout approuvé dans le fond et dans la forme qui caractérisent l’hebdomadaire où ils se sont reconnus le temps d’une légitime indignation et d’une réaction immédiate à la barbarie. Mais, lorsque des journalistes sont assassinés en pleine conférence de rédaction, il devient non seulement normal mais impérieux de marquer son opposition absolue à une entreprise terroriste ne respectant rien de la personne humaine : ni sa vie ni sa capacité à penser.

Bien entendu, on ne prônera pas davantage le nihilisme, la contestation systématique ou la désacralisation généralisée. Choquer pour choquer relève plus d’un jeu que d’une volonté de compréhension et de dialogue. Il faut garder son âme d’enfant et s’ouvrir sans cesse. Il faut respecter l’autre en sollicitant aussi son respect. Il faut, écrivait Saint-Exupéry, refuser le « mélange tiède » où tout se vaut et où, donc, rien ne vaut. Il faut même, disait-il dans son constant souci de dépassement, que tout acte soit « don de soi pour devenir ».

Là réside la dignité de l’homme. Elle fut partagée au mois de novembre dans le Sud marocain par les membres de la Sélyre qui se sont retrouvés là-bas et y ont trouvé des amis. Elle est recherchée aujourd’hui par tous ceux qui croient que l’homme n’est pas un animal qu’on peut égorger ou truffer de balles.


Les Bidochon au musée Saint-Pierre



Primés dès 1978 à Angoulême et vite devenus un nom commun pour désigner des Français moyens plutôt caricaturaux — un peu style beaufs —, les Bidochon sont apparus l’année précédente dans Fluide glacial. Robert et Raymonde figurent en effet un couple d'une cinquantaine d'années évoluant dans la société de consommation et, accessoirement, dans d’autres univers. Cela explique pourquoi leur auteur a décidé de les emmener au musée, mais d’une manière assez inattendue. Le résultat s’apprécie à travers deux albums, dont le second vient juste de paraître et qui, sans atteindre les tirages faramineux des divers épisodes — une centaine de milliers pour chacun —, constitue de jolis chefs d’œuvre sur lesquels il convient de s’arrêter.
Contrairement à ce que l’on pourrait croire, il n’y a pas, au départ, de volonté parodique chez Christian Binet. On pourrait même dire, à la limite, que les Bidochon n’en sont pas partie prenante. Quoique autodidacte, en effet, leur créateur a manifestement une sensibilité artistique : depuis l’enfance non seulement il peint mais il joue de la musique — sans connaître la lecture d’une partition. Influencé par Francis Bacon et ses interprétations torturées, il se sent tellement à l’aise dans un environnement pictural qu’il a voulu en savoir plus et, au moins tout autant, le faire partager en donnant envie d’aller dans les musées.
Dans cette perspective, les Bidochon sont devenus pour le dessinateur un moyen, une sorte de vecteur, un médiateur, comme ses deux compères des musées des Beaux-Arts de Caen et de Lyon — notre musée Saint-Pierre — en compagnie desquels il a commis les deux opus. On pourrait d’ailleurs considérer le résultat comme un modèle d’introduction à la compréhension à la fois intuitive et raisonnée de la peinture. La démarche première de Christian Binet n’entend d’ailleurs pas rester limitée à ce domaine puisqu’il prépare, pour d’ici un an, une approche semblable avec la musique, l’album étant cette fois complété par un cédérom.
Le mélange des genres pourrait étonner, d’autant que Binet a toujours travaillé en noir et blanc et que son dessin s’avère plutôt minimaliste. En réalité, cette opposition avec les couleurs et la finesse du trait des peintres retenus — de toutes les époques — sert parfaitement le propos. Celui-ci se décline à travers trois planches d’introduction et une de conclusion, chaque œuvre étant simplement précédée d’un dessin avec les commentaires de Robert et Raymonde, dont on se rend vite compte qu’ils ne sont quand même pas tout à fait comme M. et Mme Tout-le-monde ou, plus exactement, qu’ils sont réceptifs et ouverts à la réflexion. 
Gihé



Binet, Ramade et Lacôte, Un jour au musée avec les Bidochon et Un 2e jour au musée avec les Bidochon, Paris, Fluide glacial, 2013-2014, 96 pages chaque volume (le premier est ressorti récemment chez France Loisirs).



La France de Solutré à Louis XV

Pour mieux connaître le passé de notre pays, voici quelques titres allant de la préhistoire au XVIIIe siècle. Ils permettent, par le déroulement chronologique, de mieux voir l’évolution de la France, quitte à remettre en cause certaines approches. Commençons donc par proposer l’intéressante étude d’Yves Barde, Les grandes batailles qui ont fait l’histoire de France. Vérité, récupération, manipulation (Rennes, Ouest-France, 2013, 166 pages).
Les périodes plus anciennes demeurent les plus méconnues ou, plus exactement, celles sur lesquelles beaucoup de découvertes ont été opérées. Ainsi Émilie Reix-Jorand fait revivre “Solutré. L’histoire d’un grand site préhistorique“ (in Archéologia, n° 512, juillet-Août 2013, pp. 12-19). Quant aux Gaulois, c’est tout le n° 497, mars 2012, d’Archéologia qui leur a été consacré. On complètera par l’ouvrage de Michel Reddé sur Alésia (Paris / Arles, Éditions Errance / Actes Sud, 2012, 210 pages) et, pour une vision plus partisane, par celui de Jacques Berger sur Alésia. Chaux-des-Crotenay (Montigny-le-Bretonneux, Association Lemme et Saine d’Intérêt archéologique, 2004, 132 pages). De son côté, Marie Pinsard fait revivre Nos ancêtres les Francs (Rennes, Ouest-France, 2013, 128 pages), tandis que Bruno Dumézil expose comment Servir l’État barbare dans la Gaule franque. Du fonctionnaire antique à la noblesse médiévale (Paris, Tallandier, 2013, 512 pages).
Nous voilà donc entrés dans le Moyen Âge. Dominique Barthélemy détaille La féodalité de Charlemagne à la guerre de Cent Ans dans le n° 8 095, septembre-octobre 2013, de la Documentation photographique. Pierre Bouet et François Neveux déroulent La tapisserie de Bayeux. Révélations et mystères d’une broderie du Moyen Âge (Rennes, Ouest-France, 2013, 236 pages). Il revenait à Pierre Riché de mettre en exergue Les lumières de l’an mille (Paris, Cnrs Éditions, 2013, 232 pages). Olivier Renaudeau peint Chevaliers, piétons et hommes d’armes (Rennes, Ouest-France, 2013, 32 pages). On retrouve avec plaisir, de Régine Pernoud, Les hommes de la Croisade (Paris, Tallandier, 2013 [1ère édition : 1982], 352 pages). Louis Bériot montre Saint Louis. L’aigle aux yeux de colombe (Paris, Robert Laffont, 2014, 656 pages). Son petit-fils est décrit par Jean Favier : Philippe le Bel (Paris, Tallandier, 2013 [1ère édition : Fayard, 1978], 596 pages). Juste après, Olivier Renaudeau raconte La guerre de Cent Ans (Rennes, Ouest-France, 2012, 128 pages) et Nicole Lazzarini s’attarde sur La belle histoire de Jeanne d’Arc (Rennes, Ouest-France, 2013, 62 pages).
Une autre page s’ouvre avec Max Gallo brossant le tableau de François Ier, roi de France, roi-chevalier, prince de la Renaissance française 1494-1547 (Paris, XO Éditions, 2014, 384 pages). À la fin du même siècle, grâce à Nicolas Milovanovic, arrive Henri IV. L’unité de la France (Rennes, Ouest-France, 2012, 128 pages). Puis, avec Michel Carmona, s’avance Richelieu (Paris, Tallandier, 2013 [1ère édition : Fayard, 1983], 1036 pages). Lui succèdent, sous la plume de Lucien Bély, Les secrets de Louis XIV. Mystères d’État et pouvoir absolu (Paris, Tallandier, 2013, 688 pages), complétés par Simone Bertière et Le procès Fouquet (Paris, Éditions de Fallois, 2013, 336 pages) et par Bernard Crochet et Vauban et l’invention du pré carré français (Rennes, Ouest-France, 2013, 128 pages). Advient ensuite Jean-Christian Petitfils, qui propose Louis XV (Paris, Perrin, 2014, 880 pages), cependant qu’on relira avec profit le classique de Pierre Gaxotte sur Le siècle de Louis XV (Paris, Tallandier, 2013 [1ère édition : Fayard, 1933], 490 pages). Deux fresques achèveront le tableau : celle d’Alain Berbouche retraçant l’Histoire de la Royale. La Marine française et la politique au Siècle des Lumières 1715-1789 (Saint-Malo, Pascal Galodé éditeurs, 2012, 704 pages) et celle montrant La Chine à Versailles. Art et diplomatie au XVIIIe siècle (Paris / Versailles, Somogy / Château de Versailles, 2014, 48 pages).  


Coup de cœur pour les Hérétiques

Ce qui fascine dans Hérétiques, de Leonardo Padura, sorti dans sa traduction française à l’automne 2014, c’est comment l’auteur cubain se transforme en une araignée tropicale d’une espèce bien particulière, capable de tisser une toile au maillage très serré entre quatre époques différentes : Cuba des années 40, La Havane des années 2000, Miami des années 60, Amsterdam à son apogée, l’époque de Rembrandt. Sans lâcher sa proie : le lecteur, balloté avec étonnement et bonheur entre la grande Histoire et l’histoire privée de personnages tous très attachants.
De quoi s’agit-il ? C’est une enquête autour d’un tableau volé menée par un ancien flic, Mario Condé, plus vivant et désabusé que jamais : dépouillé mais généreux, désenchanté mais curieux, imbibé de rhum mais lucide presque malgré lui et malgré les brumes de chaleur, d’alcool et de désillusions propres à La Havane où se passe l’essentiel de l’action.
Ce tableau est signé de la main de Rembrandt, un tableau tout aussi improbable que le récit. Celui-ci est composé de trois parties : les Livres de Daniel, d’Elias et de Judith, comme dans l’Ancien Testament ; chacun porte sur la destinée tragique de personnages condamnés. Mais, à la différence de la Bible hébraïque, ces personnages, par tâtonnements successifs et avec les moyens de leur époque, bien modestement, à leur rythme et à leur façon, cherchent à briser les chaînes de l’oppression qui les écrase. Chacun d’eux, avide de liberté, de conscience et d’action, lutte contre l’obscurantisme propre à chaque époque. Ce livre est un hommage au libre-arbitre et à l’esprit critique qui animent ces « hérétiques ». Ce sont  des hommes de bonne volonté, ceux du Nouveau Testament, des anti-héros mais qui, individuellement et avec courage, luttent contre les diktats de règles inadaptées, imposées par leurs communautés. Si la forme est biblique, cette apologie du libre-arbitre est un inversement des valeurs, c’est une somme anti dogmatique. Et c’est sans doute pour cela que Padura va très loin dans la recherche des mécanismes psychologiques quasi inconscients qui amènent ces modestes individus à la révolte, la marginalisation et la mort, plus que le goût du détail et de l’anecdote d’un auteur de roman historique. C’est un auteur dissident qui écrit dans le cadre du régime castriste.
À l’intérieur des trois livres, la circulation entre chacun est permanente grâce aux circonvolutions de l’enquête menée par Mario Condé. Les ruptures chronologiques sont sources de surprises, d’inconnu, de ruptures et de parallèles. Et à l’intérieur des périodes évoquées il y a un fourmillement de liens d’une extrême richesse entre père, fils, oncle, amants, copains, maître et élèves. La question de l’identité, l’appartenance, les racines, la mémoire, le désir et l’attachement est chaque fois posée.
Chacun de ces livres mériterait une analyse critique spécifique. Le plus poignant est le Livre de Daniel qui s’ouvre par un des coups de théâtre les plus abjectes de l’histoire contemporaine. Daniel a huit ans, cet enfant juif exilé depuis peu chez son oncle Joseph Kaminsky attend ses parents et sa sœur sur le quai de La Havane en mai 1939. Ils doivent arriver avec les 934 autres Juifs à bord du paquebot Saint Louis. Ils ne débarqueront jamais, tout comme les autres Juifs à bord, réexpédiés vers l’Allemagne nazie, après avoir été cyniquement dépouillés de tous leurs biens. Les Kaminsky détenaient une relique familiale : un tableau signé de Rembrandt, d’une valeur inestimable, qui, bien que remis aux fonctionnaires corrompus du service de l’Immigration du gouvernement cubain, n’a pu assurer leur salut. L’enfant pétrifié voit repartir le bateau et ses parents à bord. Daniel incarne le traumatisme. En cet instant, l’enfant impuissant, qui a tant prié, abjure une foi innocente.
Le plus fascinant est le Livre d’Elias, jeune Juif extrêmement attiré par la peinture, jusqu’à vouloir devenir peintre, ce qui est strictement impossible car condamné par le deuxième commandement des Tables de la Loi. Elias vit à Amsterdam, au milieu du XVIIe siècle, période d’apogée de la « Nouvelle Jérusalem » dont les portes se sont ouvertes à la communauté séfarade chassée du royaume d’Espagne. Rembrandt, qui l’a accepté comme serviteur, va mettre sa vocation à rude épreuve. Elias a du talent, ce qui lui sera fatal puisqu’il devra s’exiler en Pologne, au pire moment, celui du massacre des Juifs dans la plus grande barbarie entre 1648 et 1653. Cette reconstitution d’Amsterdam et de l’atelier de Rembrandt est d’une qualité à couper le souffle d’un lecteur avide d’en apprendre davantage sur les méthodes de travail d’un des plus grand maîtres de la peinture. Or le portrait d’Elias peint par Rembrandt est le tableau détenu par la famille polonaise Kaminsky.
Le plus déroutant est le Livre de Judith. Padura s’intéresse au devenir de la troisième génération  de Cubains nés sous le régime castriste et plus particulièrement à un groupe de jeunes lycéens, les « Emo », qui semblent payer le prix de l’impuissance des pères à refuser la compromission avec ce régime corrompu et retournent contre eux le sadisme et la perversion. Le lecteur apprend que la doctrine Emo prône la scarification, la drogue et la dépression comme moyen de libération de l’individu par l’autodestruction. Le suicide de Judith, dont la famille a un rapport avec le tableau volé, montre la puissance des forces obscures qui ruinent  l’âme et le corps de cette génération des héritiers du poison mortel de la soumission à une doctrine perverse et ô combien faussement égalitaire.
Est-il possible qu’Obama et Raul Castro aient entendu, ce 10 décembre 2014 à Soweto, jour de leur poignée de mains historique, le désarroi de ce grand maître de la littérature contemporaine qu’est Padura ?   


  
             Odile Gasquet

Leonardo Padura, Hérétiques, Paris, Métailié, 2014 [édition originale : Barcelone, Tusquets, 2013], 610 pages

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