Editorial de : Jean Etèvenaux
On nelira jamais assez
À l’heure de l’internet, du tout numérique et des objets connectés, la lecture conserve toute sa place. Il faudrait même lui consacrer encore davantage de temps car elle reste indispensable.
Non seulement elle fournit des informations, beaucoup plus nombreuses et précises que n’importe quel écran, mais elle introduit une distance qui permet la réflexion et donne du temps. À l’heure où les réseaux sociaux s’enflamment à partir d’un mot ou d’une attitude, la lecture oblige à raison garder. L’information en continu sature les esprits et engourdit le sens critique alors que le rythme propre à la découverte des mots, à leur agencement et à leur intelligibilité introduit des espaces où l’esprit reprend son souffle.
Notre société a déjà trop tendance à développer des réflexes pavloviens nous transformant en moutons de Panurge — Rabelais, au secours ! — suivant inconsciemment le prêt-à-penser et tous les politiquement corrects qui refusent l’écoute, la discussion et la confrontation. En outre, l’État et les grands groupes du monde informatique s’investissent du pouvoir de nous dire ce qu’il faut croire et ce qu’il faut rejeter : la censure pointe à l’horizon, prête à justifier notre plus grand bonheur dans la servitude.
Certes, on peut lire sur son téléphone, sur sa tablette ou sur son ordinateur et on peut même y télécharger des livres entiers. Mais la tranquillité et le recul que donnent la presse écrite et toutes les formes de littérature nous aident à garder le contrôle de notre vie quotidienne. Ils structurent notre pensée et notre comportement sans se plier automatiquement aux modes qui nous réduisent au seul statut de consommateur.
Voilà pourquoi il faut demander beaucoup de livres et de journaux au Père Noël. Ils constituent les instruments de notre indépendance. Et puis, quoi de plus agréable que de découvrir calmement ce que pense et éventuellement propose le voisin, proche ou lointain ! L’ouverture à l’autre ne se réalise d‘ailleurs ni par la négation de ce que nous sommes ni par la soumission à une volonté supérieure plus ou moins pétrie de bons sentiments.
Coup de cœur de Noël pour Wilfried N’Sondé
Voici un titre qui pourrait évoquer un conte : Un océan, deux mers, trois continents, de Wilfried N’Sondé. Mais il s’agit d’une histoire vécue, tragique et poignante, une véritable et inattendue épopée du début du XVIIIe siècle.
Nsaku Ne Vunda, né vers 1583 sur les rives du fleuve Kongo, est orphelin et a été éduqué par les missionnaires. Très pieux et respecté, le jour de son ordination, il est chargé par le roi des Bakongos de devenir son ambassadeur auprès du pape, afin de convaincre le Saint-Père d’intercéder auprès des monarques d’Europe pour que soit aboli l’esclavage. Or le bateau sur lequel il embarque, Le vent Paraclet, est chargé d’esclaves et doit décharger sa cargaison dans les îles du Nouveau Monde, avant de rejoindre l’Europe.
La confrontation est bouleversante, Nsaku devient le témoin impuissant des conditions atroces réservées aux esclaves : « Des centaines de vies broyées, sacrifiées, utilisées au profit de la prospérité d’une poignée d’individus ». Il vit dans son âme, au quotidien, les humiliations et les souffrances infligées à ses frères. La foi de ce jeune prêtr se termine à Rome ; épuisé, il a tout juste le temps de rencontrer le pape Paul V avant de décéder le 6 janvier 1608. Il est enseveli dans la basilique Sainte-Marie-Majeure. Ce Candide africain a été au bout de ses forces mais libre dans sa foi et mu par l’espérance.
Wilfried N’Sondé donne à son héro une sublime candeur doublée d’une indomptable détermination. Le lecteur devient lui-même otage d’un voyage initiatique infernal, rincé d’avoir réchappé à une traversée apocalyptique de la barbarie sous tous ses aspects. Ce roman opère un bouleversement intime sur la vision du monde, des hommes et de la foi.
Un livre à découvrir et à offrir.
Odile Gasquet
Wilfried N’Sondé, Un océan, deux mers, trois continents, Arles, Actes Sud, 2018, 272 pages
À la recherche de notre histoire
À une époque qui recherche désespérément à quoi se raccrocher, le patrimoine et tout ce qui atteste notre passé retiennent l’attention autant que les études historiques à proprement parler — sans parler des évocations proposées, sous diverses formes, par le cinéma et la télévision. Les ouvrages qui suivent expriment les multiples formes de cette quête.
Symptomatiques apparaissent donc les Regards sur les objets de la mémoire (actes du colloque de l’Association des conservateurs des antiquités et objets d’art de France, tenu à La Roche-sur-Yon, du 1er au 3 octobre 2015 (Arles / Paris [?], Actes Sud / Association des conservateurs des antiquités et objets d’art de France, 2016, 352 pages). De même, Guy Sallavuard insiste sur Le patrimoine une passion des hommes. Voyage au cœur de nos régions (Paris, Autrement, 2016, 216 pages), tout comme Bernard Crochet sur le Patrimoine industriel en France (Rennes, Ouest-France, 2015, 120 pages). D’une manière concrète on découvre L’Art déco, un art de vivre. Le paquebot Île-de-France (Boulogne-Billancourt / Paris, Ville de Boulogne-Billancourt / In Fine, 2019, 160 pages). De même, on se plonge, avec Rosine Lagier, Ronan Dantec, Patrick Huchet, Georges Bertheau et James Eveillard, au sein de La France des métiers oubliés (Rennes, Ouest-France, 2015, 224 pages). Plus généralement, Claude Maggiori et Sandrine Dyckmans évoquent La France qui disparaît. Un inventaire nostalgique de nos particularités perdues (Grenoble, Glénat, 2014, 192 pages). C’est évidemment le moment de se pencher, avec Alain Boissinot et Luc Ferry, sur La plus belle histoire de l’école (Paris, Robert Laffont, 2017, 486 pages). Tout cela transparaît encore, sous la plume de Frédérick Gersal, dans Le grand almanach de la France 2020, La Crèche, Métive, 2019 (sans pagination [en fait 352 pages]). Cette richesse arrache à Sonia Mabrouk un cri : Douce France, où est (passé) ton bon sens ? (Paris, Plon, 2019, 176 pages).
Les historiens eux-mêmes s’interrogent. Jean Sévillia ne renie pas ses Écrits historiques de combat (Paris, Perrin, 2016, 840 pages). Marie Pia Casalena étudie Liberté, progrès et décadence. L’Histoire d’après Sismondi (Genève, Slatkine, 2018, 246 pages) et Emmanuel Le Roy Ladurie raconte Une vie avec l’Histoire. Mémoires (avec Francine-Dominique Liechtenhan, Paris, Tallandier, 2014, 256 pages). Sur la comparaison entre le passé et le présent, interviennent Michel Serres avec C’était mieux avant ! (Paris, Le Pommier, 2017, 96 pages), Johan Norberg avec Non, ce n’était pas mieux avant. 10 bonnes raisons d’avoir confiance en l’avenir (Paris, Plon, 2017 [édition originale en anglais : Londres, Oneworld Publications, 2016], 272 pages) et José Jaecklé et Marc Marelli avec C’était (pas ?) mieux avant. Quelques propos sur l’école genevoise d’antan et d’autres domaines (Genève, Slatkine, 2017, 138 pages).
Les remises en cause ne manquent pas. Michel Leurquin propose Pour en finir avec les mythes de l’Histoire (Bruxelles / Paris, Jourdan, 2017, 296 pages). Claire Colombi s’en prend à La légende noire du Moyen Âge. Cinq siècles de falsifications ([Saint-Denis], Kontre Kulture, 2017, 204 pages). Didier Le Fur décrit Une autre histoire de la Renaissance (Paris, Perrin, 2018, 384 pages). Pour une période très sensible, Antoolution française (Paris, Perrin, 2018, 448 pages), tandis que Jean-Clément Martin ressuscite La Terreur. Vérités et légendes (Paris, Perrin, 2017, 240 pages) avant de décortiquer La Vendée de la mémoire 1800-2018 (Paris, Perrin, 2019, 436 pages). Ensuite, ce sont trois exemples de reconstruction mémorielle : Napoléon à Sainte-Hélène. La conquête de la mémoire (Paris, Gallimard / Musée de l’Armée, 2017, 280 pages), Napoléon Ier ou la légende des arts 1800-1815 (Paris, Réunion des Musées nationaux, 2015, 200 pages) et Napoléon. Images de la légende. Images of the Napoleonic Legend (Paris / Arras, Éditions Somogy / Musée des Beaux-Arts d’Arras, 2017, 280 pages). Suivent l’étude de Maya Goubina sur Russes et Français (1812-1818). Une histoire des perceptions mutuelles (Paris, Presses de l’Université Paris-Sorbonne, 2017, 214 pages), celle d’Alain Sanders sur La désinformation autour de la guerre de Sécession (Paris, Atelier Fol’fer, 2012, 144 pages) et celle de Pierre-Frédéric Charpentier sur Les intellectuels français et la guerre d’Espagne. Une guerre civile par procuration (1936-1939) (Paris, Éditions du Félin, 2019, 708 pages). Enfin, Gerry Docherty et Jim MacGregor prétendent dévoiler L’Histoire occultée. Les origines secrètes de la Première Guerre mondiale (Lopérec, Éditions Nouvelle Terre, 2019 [édition originale en anglais : Édimbourg, Mainstream Publishing Company Ltd, 2013], 532 pages) et Robert Falony entend révéler 1914-2014 La véritable histoire du siècle. « Comment la guerre et la finance ont tué la démocratie » (Paris, Jourdan, 2014, 224 pages).
Pour s’y reconnaître, Jean-Joseph Julaud détaille Les grandes dates de l’histoire de France pour les nuls (Paris, First, 2016, 324 pages). Mathieu Laine et Jean-Philippe Feldman disent vouloir Transformer la France. En finir avec mille ans de mal français (Paris, Plon, 2018, 368 pages). Didier Le Fur raconte : Et ils mirent Dieu à la retraite. Une brève histoire de l’Histoire (Paris, Passés composés, 2019, 240 pages) tandis que Christian Vanneste résume la problématique avec L’identité ou la mort (Paris, Apopsix, 2018, 240 pages) et que Jean-Marie Vernier insiste sur l’importance de L’héritage européen (Paris, Éditions de l’Homme nouveau, 2019, 338 pages).
Si Marie-Hélène Verdier dénonce La guerre au français (Paris, Cerf, 2018, 144 pages), la matrice romaine est valorisée dans trois études. Jürgen Leonhardt raconte La grande histoire du latin (Paris, Cnrs Éditions, 2015 [édition originale en allemand : 2009 ; 1re édition en français : 2010], 520 pages). Nicola Gardini s’appuie que Les 10 mots latins qui racontent notre monde (Paris, Éditions de Fallois, 2019 [édition originale en italien : Milan, Garzanti, 2018], 250 pages) et s’écrie : Vive le latin. Histoires et beauté d’une langue inutile (Paris, Éditions de Fallois, 2018 [édition originale en italien : Milan, Garzanti, 2016], 278 pages).
Pour conclure, Jean-Noël Jeanneney affirme que La République a besoin d’Histoire. Interventions, tome III : 2010-2019 (Paris, Cnrs Éditions, 2019, 400 pages). Philippe Joutard distingue Histoire et mémoires. Conflits et alliance (Paris, La Découverte, 2015, 344 pages). David Rieff prononce, un peu à la manière de l’édit de Nantes d’Henri IV, l’Éloge de l’oubli. La mémoire collective et ses pièges (Paris, Premier Parallèle, 2018 [édition originale en anglais : 2016], 232 pages) et Jacques Julliard s’inquiète : Allons-nous sortir de l’Histoire ? (Paris, Flammarion, 2019, 336 pages)/
Jean Étèvenaux
Bd humoristiques
On est heureusement revenu de la bd à prétention idéologique, psychologique ou sociologique. L’essentiel demeure de raconter une histoire en y entraînant le lecteur, qui ne peut évidemment pas se prendre la tête pour essayer de comprendre les bulles comme les dessins ! Il existe aujourd’hui un choix varié reposant sur l’humour, en direction d’un large public ou de tranches d’âge plus restreintes.
Le manga offre des possibilités de plus en plus exploitées. Ainsi, Wataru Nadatani présente le quatrième tome de Félin pour l’autre (Doki-Doki) qui montre que l’amitié s’étend jusqu’aux chats… En revanche, Fuetsudo et Hitoshi Ichimura concluent leur longue histoire (46 chapitres !) de chien et de singe, ou plus exactement d’homme-singe, avec le huitième volume de Ken’en (Doki-Doki). Quant à Ushio Shirotori, c’est à la découverte de Mes voisins les esprits (Doki-Doki) que sont conviés ses lecteurs.
On retrouve ensuite trois séries bien représentatives de ce que les éditions Bamboo peuvent réaliser pour les adolescents. Cazenove et William continuent, pour leur quatorzième tome, à décrire Les sisters l’une face à l’autre mais aussi face à leur entourage. Les trois comparses de Studio Danse, elles, connaissent, grâce à Crip et BeKa, un onzième récit qui les emmène jusqu’à Séville s’initier au flamenco. Enfin, Maxe L’Hermenier et Yllya laissent Miss Pipelette dans le monde de la magie avec sa deuxième aventure, Abracadabra !
Voici maintenant un album très militant, On n’est pas du bétail ! (Delcourt) : Jean-Fred Cambianica et Le Cil Vert développent une propagande vegan s’achevant par une remarque digne de ceux qui se prosternent devant Greta Thunberg : « C’est à nous, adultes, de nous adapter à vos projets, vos envies et surtout pas l’inverse… » Beaucoup plus rafraîchissant, le quinzième tome de Triple galop (Bamboo) donne à Cazenove et du Peloux l’occasion de faire rire sur et avec les chevaux. Ensuite, quatre scénaristes, Cazenove, Erroc, Richez et Benjamin Tranchand, invitent, sur des dessins de Pica, à lire L’écho de la jungle (Bamboo), plus ou moins en avance sur l’actualité.
Un grand classique toujours couronné d’autant de succès, Les profs (Bamboo), donne une fois de plus à Simon Léturgie, Erroc et Sti l’opportunité de faire vivre ce petit monde scolaire dans une sorte de Tour de contrôles, titre de ce tome 22. BeKa et Poupard, eux, n’en sont qu’au 17e volume des Rugbymen (Bamboo) et ils restent loin du Japon. D’ailleurs, pour mieux suivre les matchs, rie ne vaut, des mêmes auteurs et chez le même éditeur, un joli petit livre bien illustré, Le rugby et ses règles. On restera dans le ton avec un ensemble mi-parodique mi-pédagogique, Les fondus du fromage (Bamboo) : Cazenove, Richez et Coicault donnent bien des envies…
Gihé